Presse guadeloupéenne? … Pas sans la Guadeloupe!

— Par Frantz Succab —

La disparition de France-Antilles interroge les guadeloupéens au-delà du fait lui-même. C’est un business qui périclite, comme d’autres, mais un business singulier qui prétendait engendrer une activité nécessaire à la société dans son ensemble : le journalisme.

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D’aucuns autopsient le défunt business, d’autres interrogent l’activité. L’un a disparu faute de superprofits, l’autre vit encore et a beaucoup à répondre, puisque toujours nécessaire à la société. En tant qu’être social, le guadeloupéen a des besoins que le business ne perçoit pas toujours à leur mesure. C’est toute l’histoire de France-Antilles. Mais le reste, la nécessité pour l’être humain vivant en société de se connaître et se reconnaitre, de s’évader du cachot de l’ignorance du monde où il vit et de celui qui l’entoure, c’est l’histoire du journalisme. En Guadeloupe et ailleurs.

Tout est affaire de démarche : quel pas précède l’autre, du business ou du journalisme ? Ne faut-il pas dans le raisonnement commencer par le début ? On ne peut pas dire d’emblée sous quelle forme précise peut apparaître l’offre demandée par le guadeloupéen. Le sait-il lui-même ? En la matière, c’est l’offre qui a fini par façonner la demande, pour le meilleur et plus souvent pour le pire. Si bien que la demande s’exprime aujourd’hui comme suit : « Nous voulons comme France-Antilles, mais en mieux » ou « tout le contraire de France-Antilles » ou, encore plus nettement « un quotidien guadeloupéen par et pour les guadeloupéens »… C’est bien complexe tout cela. Mais en même temps, bien que l’on parte forcément du « déjà-vu », du « déjà-là », d’une expérience concrète du passé ou de ce qui se dessine à travers d’autres réseaux, on tourne autour d’un profond besoin : être au courant, être informé, avoir des nouvelles de son entour, comprendre son monde et le monde. Cela ne fait pas vivre au sens alimentaire, mais ça permet d’exister, en être citoyen.

Pour l’alimentaire comme l’immatériel, quand une communauté ne parvient pas à satisfaire ses besoins par elle-même, elle se tourne béante vers l’extérieur. Elle devient dépendante, elle s’accoutume à se regarder avec les yeux des autres, croyant se reconnaître. Alors quand, pour mille raisons, naturelles ou accidentelles, vient la rupture de stock, elle se sent démunie, impuissante, désemparée, aveugle, sourde et muette. Faut-il d’abord répondre à son trouble par des chiffres, lui dire combien son existence coûte cher aux autres, combien sa liberté est conditionnée par le marché ? C’est hélas le discours comptable du patron de presse qui a oublié le journalisme en chemin ou que les nécessités du business ont contraint à ne raconter que des comptes.

La fonction avant l’organe

Avant d’être une question économique, l’existence ou la disparition d’une presse (d’un média, en général) est une question d’ordre culturel. C’est une voix qui se fait entendre ou s’éteint. Une voix qui de plusieurs façons, de l’oral à l’écrit et au visuel, porte le récit des faits de société, des décisions des gouvernants et des forces civiles, apporte des idées. Des informations vitales et utiles, jusqu’aux reportages conduisant aux découvertes de la face dissimulée du monde ou aux reportages subjectifs teintés d’humour et d’ironie, de photographies suggestives et de caricatures. Il faut y voir le prolongement moderne de la fonction élémentaire occupée à l’origine par les troubadours, les griots, les colporteurs, les messagers de toutes sortes.

C’est cette évolution, avec la nécessité de toucher le plus grand nombre, le plus instantanément possible, qui a conduit cette fonction à dépasser les pratiques artisanales pour rencontrer l’industrie. On est amené au fur et à mesure à identifier des « métiers » rémunérés, mais toujours autour du coeur de métier, encore nommé « journalisme », qui apporte toute la matière intellectuelle. Evolution des méthodes, des outils de recherche et de collecte, de vérification, des modes de fabrication, de publication et de distribution. Et la technologie qui va avec : imprimerie, téléphone, radio-tv, internet. Tout ce qui appelle de l’investissement financier.

La question qui nous préoccupe aujourd’hui en Guadeloupe ne peut être analysée en dehors de tout ce qui vient d’être exposé. Avant l’organe, la fonction ; avant l’emploi, l’activité. Et après, seulement après : le coût du nécessaire. Seulement le nécessaire. Puis, les partenaires intéressés à l’aventure journalistique. L’excitation immédiate créée par la disparition de France-Antilles demande un pas de côté. Ensuite, les vrais acteurs pourront entrer en scène en croisant ceux qui sortent du théâtre, las de s’être lamentés pour l’argent qu’on ne gagne pas assez dans ce genre d’exercice. Les seules questions qui vaudront dès lors seront les suivantes : la presse nécessaire à la Guadeloupe peut-elle nourrir dignement ceux qui la font, sans accumuler d’énormes profits pour une poignée de faux-magnats ? Faut-il que les futurs patrons de presse aient un compte en banque très au-dessus de la moyenne à la place du coeur de métier ? Avant tout, continuer la fonction de la presse en la réhabilitant, avec l’écosystème qui convient autour d’elle, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit ?

Le difficile enjeu technologique

France-Antilles a eu son enterrement et toutes les oraisons funèbres. Bon. Mais ce qui est mort ce n’est pas le système dont ce journal a bénéficié et ce n’est pas non plus l’évolution forcée à laquelle il a participé. Lorsque la France d’Après-Guerre envisagea la transformation de ses vieilles colonies d’outremer en départements français, elle s’en donna les moyens.  Vulgairement parlant, « elle y mit le paquet ». C’est un long processus de francisation qui conduisait à accaparer la parole, à confisquer nos imaginaires et nos rêves, à nous donner modèle de ce que nous devions être à ses yeux, à façonner une opinion publique captive.  Comment accomplir un tel dessein sans une presse efficace et moderne, sans un service quasipublic de la presse écrite, sans le service public de la radio et de la télévision ?

Au début, les guadeloupéens pur jus ne pouvaient y tenir une place déterminante. À la longue, au bout de quelques dizaines d’années de formatage, c’est par fréquentation ou contagion qu’émergèrent des journalistes professionnels locaux faisant l’affaire. Toujours exhibés comme le haut du panier, comme une sorte d’aristocratie, au détriment de ceux  –forcément amateurs- qui s’ingéniaient, avec leurs moyens privés assez précaires, mais avec leur cerveau et leur esprit d’invention, souvent leur patriotisme, à exister dans leur pays. Ces pratiques, artisanales ou amateures, héritaient d’une presse post-esclavagiste et antedépartementaliste, très politique et éprise de liberté. Le progrès technique, accéléré par la présence de France-Antilles et des médias publics radio-TV, faisait un pari difficile à tenir.

Qui pouvait investir dans des rotatives, des crieurs et distributeurs sillonnant le pays dans ses moindres recoins ? Ce que fit Robert Hersant pour France-Antilles avec l’aide politique et financière de l’Etat. Quant à la radio et la télévision, il suffit de rappeler que ce n’est qu’après 1981, après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, qu’une loi libéra les ondes pour mettre fin au monopole d’Etat, mais permit aussi à quelques multinationales de s’en emparer. Mitterrand ne pensa pas forcément à nous. En tant que candidat aux présidentielles, il avait dû, contre la loi, user d’une radio rebelle, après, c’était plutôt une manière de briser le service public qui, depuis De Gaulle, était l’arme de la Droite. Quant à la presse écrite, plusieurs titres parisiens ou provinciaux, selon une tradition bien ancienne en France, attestaient d’un pluralisme que la loi de la concurrence pouvait encore réguler.

Des guadeloupéens se sont introduits dans l’espace ouvert par la libéralisation des ondes et des chaînes hertziennes. Ils ont créé des radios et des télés « libres », du moins privées. Parallèlement, en matière de supports-papiers, encouragés par le contexte de la Gauche triomphante qui promettait plus de démocratie, se sont ajoutés aux seuls organes survivants de l’Après-Guerre, dont L’Etincelle et le Progrès social, d’autres titres de journaux et de magazines. Ces organes ont eu divers destins, certains sont aujourd’hui disparus, d’autres survivent vaille que vaille se partageant un auditorat ou un lectorat relativement confidentiel. Parce que la question de la conquête d’un auditorat ou d’un lectorat de masse n’a jamais eu de réponse guadeloupéenne. Cela est dû à plusieurs facteurs :

– D’abord la concurrence très inégale, dans les conditions économiques du pays, entre le secteur privé autochtone et des mastodontes comme le groupe Hersant, soutenu de surcroît de l’extérieur, et le système de radio-TV d’Etat, vu les enjeux technologiques entrainés par leur présence.

– Ensuite, l’incapacité congénitale du capital privé en Guadeloupe de se projeter en atout national guadeloupéen, avec l’esprit conquérant nécessaire et, par conséquent, l’opinion publique favorable à un tel dessein. Il se nourrit principalement de ce que lui laisse le statut postcolonial : canne et banane pour l’exportation ; secteur de la distribution pour la masse des produits importés ; travaux publics et bâtiment ; hôtellerie. La presse locale, la culture en général, reste à ses yeux affaire d’intellectuels désargentés.

– Enfin, en raison de la fragilité du capital local, de sa dépendance et de son absence de vision collective, il est ce qui a le plus manqué à la presse guadeloupéenne pour dépasser les initiatives isolées, par conséquent marginales et éphémères.

Que la Guadeloupe existe…

Telle est la situation qui dure depuis des années, et que la disparition de France-Antilles a eu l’avantage de révéler, dès lors que le maintien à tout prix du statu quo politique n’est plus la priorité de ceux qui nous gouvernent de Paris. Il leur est aujourd’hui possible à moindre coût, avec la télévision qui s’invite en permanence dans tous les foyers, à longueur de journée ; avec Internet et les réseaux sociaux ; d’extravertir plus sûrement l’opinion guadeloupéenne, avec l’illusion d’une liberté. Derrière les regrets massifs exprimés à l’occasion de la fin de France-Antilles, comme pour la disparition d’un patrimoine familial, c’est cela qui est prouvé. C’est comme l’addiction d’une foule qui, faute de fournisseur, se voit devenir en manque. Il est toujours possible, vu que le mal est fait, de lui trouver des produits de remplacement. Si ce n’est plus France-Antilles, c’est une soeur plus fraîche, plus moderne et plus adaptée au marché.

Il reste en revanche un vrai paradoxe, qui explique à la fois la mort de FA, par défaut de gains suffisants, à la fois cette envolée soudaine de patriotisme guadeloupéen qui ne sait encore comment et où se poser. C’est que le guadeloupéen d’aujourd’hui n’est plus celui de la seconde moitié du 19ème siècle ni celui de l’Après-Guerre ni même celui des années 1960, 70 et 80. Son patriotisme est moins directement alimenté par des organisations politiques idoines que par l’avenir qu’il voit bouché, par tout ce qu’il rêve de réussir en tant que peuple et qui semble chaque fois lui échapper. Il apparaît comme un remède à l’humiliation d’être de toute éternité subalterne en son pays: les salariés de tous secteurs le sont, les chefs d’entreprise le sont, nos propres élus le sont. C’est du moins un sentiment diffus, transversal, trans-classes sociales. L’accumulation en quantité, multipliée par le temps, finit par engendrer un changement qualitatif, une alchimie inédite.

C’est une nation sans Etat, sans guide et sans boussole qui se lève, tout en bigidi. Et les outils lui manquent cruellement pour se faire sa propre opinion d’elle-même. Une plus libre opinion publique. C’est toujours le besoin universel de tout membre d’une société humaine qui se fait jour : être au courant, être informé, avoir des nouvelles de son entour, comprendre son monde et le monde. Oui, répétons-le, des idées, des informations vitales et utiles ; des reportages dévoilant la face dissimulée du monde, jusqu’aux reportages subjectifs teintés d’humour et d’ironie, de photographies suggestives et de caricatures. Cette affaire pend au nez de la Guadeloupe, non plus de quelques passionnés de l’écriture ou de l’image, mais du plus grand nombre de guadeloupéens, les publics, les professionnels, les porteurs de capitaux, reliés autour d’une ambition collective : que la Guadeloupe existe.

Frantz Succab