Presse : Dis-moi qui tu crains, je te dirai où est le pouvoir

—  Par Yves-Léopold Monthieux  —

Voilà donc, présentée sous un angle inattendu, une réflexion à propos de la controverse entourant l’interview de Jordan BARDELLA, le président du Rassemblement national, par une journaliste de Guadeloupe, Barbara ZANDRONIS, dont le patronyme est connu de longue date dans l’espace médiatique guadeloupéen, voire martiniquais. Cette jeune journaliste qui vient, à l’occasion, de se faire un prénom est connue des Martiniquais pour avoir présenté le JT de ViàATV pendant quelques mois.

Cette polémique me rappelle celle soulevée lors du passage en Martinique, en mars 2006, de Nicolas SARKOZY, alors ministre de l’Intérieur et candidat à la présidence de la République. Ce dernier avait dû renoncer à une précédente visite après que son discours sur les « bienfaits » de la colonisation avait fait de lui persona non grata en Martinique. C’est peu dire qu’il était attendu par la presse, et pas seulement, trois mois plus tard. En mode de « non… oui », procédé auquel Aimé CESAIRE nous avait habitués, la venue du ministre avait finalement reçu l’agrément du nègre fondamental. D’ailleurs, le jour de son arrivée, en un clin d’œil au ministre de la police, le quotidien martiniquais titrait sa une par un immense « Garde-à-vous ! ». Pour sa part, votre serviteur avait commis un écho paru le 22 mars 2006 dans Antilla, que je cite ci-dessous :

« A propos d’une interview de Nicolas Sarkozy »

« Un petit accroc a eu lieu sur le plateau de télévision de RFO lors de la visite de Nicolas SARKOZY. En effet, il n’est pas banal de voir en Martinique un journaliste pousser un responsable politique important dans ses derniers retranchements. C’est ce qu’a fait Serge BILE en obligeant notamment le ministre de l’Intérieur à se déterminer par rapport à Jean-Marie LE PEN, le pire exercice qu’on puisse demander à un ministre. En effet, le Front national ne présentant pas de candidat à la présidentielle, il s’agissait pour le postulant de ne pas effaroucher les électeurs de ce parti. En tout état de cause, il ne viendrait à personne de reprocher au journaliste la pertinence de ses questions et sa détermination. Et pourtant, certains téléspectateurs en ont été choqués, y voyant un manque de respect à l’égard d’un potentiel président de la République. Quoi qu’il en soit, le journaliste de RFO a pu néanmoins compter sur la solidarité de ses confrères.

On peut rapprocher l’incident d’un précédent qui avait opposé, il y a quelques années sur ATV, Patrick CHESNEAUX à un élu martiniquais de tout premier plan. Le journaliste avait en effet posé à l’homme politique une ou deux questions qui avaient eu le don de jeter celui-ci dans une véritable furie, laquelle s’était, paraît-il, prolongée dans les couloirs de la station. Cet incident n’avait alors fait bouger aucun cheveu d’aucun commentateur de la presse locale, priée de se taire. Seul face à la colère jupitérienne, CHESNEAUX était en proie à une absence totale de solidarité de la part de ses pairs. Ces deux incidents, qui ont fait appel au courage des journalistes concernés, sont significatifs.

D’abord, ils ont mis en vedette deux journalistes qui ne sont pas originaires de la Martinique. Ils ne sont donc pas représentatifs du journalisme martiniquais. Ensuite, solidarité contre SARKOZY et non contre MARIE-JEANNE, cette discrimination suffit pour montrer qu’il est plus malaisé de s’opposer à un élu local, en l’occurrence au premier d’entre eux, qu’à un ministre fusse-t-il candidat à la fonction suprême de l’Etat.

Ces deux exemples démontrent que la presse locale craint davantage les élus locaux que les élus nationaux. Ce qui est le signe que le véritable pouvoir politique, celui devant lequel on se met parfois au garde-à-vous, n’émane pas du gouvernement mais des élus locaux. »

Quinze ans plus tard, le 11 novembre 2021, je confirmais en plus clair :

« La Liberté de la Presse » (Extrait)

« On le sait, la liberté de la presse locale est totale à l’égard du pouvoir national français. Il est possible, en effet, sans encourir le moindre risque, de dire ou écrire pis que pendre sur le préfet ou le président de la République et, d’une manière générale, sur la politique du gouvernement. Cette liberté s’observe y compris sur les antennes de la station publique. En revanche, écrire ou proférer un jugement négatif sur l’homme politique martiniquais expose le média concerné à des réactions immédiates. « Mettre la presse au diapason », telle avait été l’ambition souvent rappelée de l’un de nos princes. De sorte que lorsqu’on s’interroge sur le lieu du véritable pouvoir politique, il est permis à bien des égards de le domicilier en Martinique là où la crainte de l’élu pèse de tout son poids sur les médias locaux. D’où cette interrogation indirecte : « Dis-moi qui tu crains je te dirai qui a le pouvoir ». Ainsi, foin des articles 73 ou 74, en matière médiatique la liberté c’est l’autonomie voire l’indépendance à l’égard de Paris. »

Ainsi donc, la journaliste de Guadeloupe a dû être la première étonnée par un tel retentissement pour son audace envers un « gros mordant » venant de Paris. Sauf que, finalement, par l’écho qu’elle aura suscité tant sur nos rivages que dans l’Hexagone, sa mésaventure pourrait bien s’avérer une étape essentielle vers l’indépendance de la presse en Outre-Mer. Y aura-t-il un avant et un après Barbara Zandronis ?

Le félin national étant devenu un « tigre de papier », reste qu’un pas supplémentaire est attendu, et non des moindres, qui consiste à traiter les élus locaux avec la même rigueur. Après les BILE, CHESNEAUX ou ZANDRONIS (mais où sont les Martiniquais ?), le chemin de la liberté de la presse est ouvert pour d’autres étapes, que ne devrait pas entraver le rappel par la classe politique de leur juste soutien à la dernière nommée.

Fort-de-France 11 décembre 2023

Yves-Léopold Monthieux