Présidentielle : Pourquoi nombre des électeurs Antillais sont toujours aussi indécis ?

— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —

Quel aveu ! le taux record d’indécis en Guadeloupe et Martinique aux présidentielles n’est-il pas la plus éloquente preuve que dans les situations difficiles, les Guadeloupéens et Martiniquais ne comptent absolument pas sur les politiques pour les tirer d’affaire ? De nombreux observateurs envisagent d’ailleurs un taux d’abstention record aux Antilles – Guyane . Pourquoi une telle indécision ? La société Antillaise , épuisée par plus de 50 ans de départementalisation , ne fait plus confiance aux institutions, se méfie des politiques , Oui, le nombre de personnes certaines d’aller voter au premier tour est faible par rapport aux précédentes élections. En général, aux élections présidentielles, l’abstention en Guadeloupe et Martinique oscille autour de 40 %. Actuellement, seuls 38 % des personnes interrogées sont sûres d’aller voter – bien moins que lors des dernières élections à une semaine du scrutin. Ce chiffre risque de monter pendant les derniers jours, mais on risque d’avoir un taux de participation plutôt bas en Guadeloupe et Martinique. A ce jour , on observe une opinion publique toujours défiante , et un électorat indécis concernant les présidentielles d’Avril et Mai 2017.

Avec seulement 3 Guadeloupéens sur 10  et 4 sur 10 en Martinique faisant confiance aux politiques locaux, cette présidentielle de 2017 confirme , s’il en était besoin , le fossé qui s’est creusé entre l’opinion publique à la classe politique particulièrement sur la  réserve du débat actuel de la campagne . Cette tendance s’est sans doute nourrie des événements récents qui ont secoué le landernau politique local, mais aussi des affaires qui ont défrayé la chronique dans l’hexagone. 

L’opinion publique est donc pour le moins perplexe quand il s’agit de désigner une personnalité politique qui pourrait construire l’avenir de la France : 54 % des Guadeloupéens et 46% des Martiniquais  n’identifient aucune personnalité capable de relever ce challenge. Conséquence, au 1er tour, une opinion publique défiante se traduit par un électorat indécis. Aujourd’hui, plus du tiers des électeurs envisageant d’aller voter au 1er tour n’a pas encore fait son choix.

Cela dit, cette élection est pour le moment à nulle autre pareille. Si l’observation du passé est toujours intéressante, elle ne préjuge en rien de l’avenir. En Guadeloupe, et ce contrairement à la Martinique , Emmanuel Macron est le candidat qui concentre le plus de votes « par défaut » (53 %). Ses adversaires n’ont pas davantage de « votes d’adhésion ». Ce qui semble indiquer qu’Emmanuel Macron est perçu comme le vote utile par beaucoup d’électeurs guadeloupéens . Nous , nous choisissons donc dans cette tribune de mettre en avant le très fort taux d’indécision comme une donnée tout aussi importante, voire plus, que les intentions de vote pour Macron . Le parti des indécis, premier parti de Guadeloupe ? La faute aux déceptions nées des quinquennat de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande ? 

Au cours des 5 dernières années, les familles guadeloupéennes plus que les familles Martiniquaises ont davantage le sentiment que leur niveau de vie s’est dégradé. 42% des guadeloupéens estiment que leur niveau de vie a régressé contre 20% qui soutiennent le contraire. 94% des Guadeloupéens et 76 % des Martiniquais  considèrent que les prix ont augmenté au cours des cinq dernières années, principalement portés par la hausse des prix des produits alimentaires (93%).

C’est entendu : Champions de l’abstention, les Guadeloupéens et Martiniquais affichent une défiance prononcée pour l’avenir et pour toutes les figures d’autorité… Inquiets sur leur devenir collectif après l’atomisation de l’ État-providence, le maelström illisible de la mondialisation libérale  et le tsunami envahissant de la précarité, ils affichent plus que par le passé une aversion pour toutes les formes du collectif hormis le champ du conflit social . Tel est le diagnostic unanime des palpeurs d’opinions. Défiance généralisée ? Ce désarroi aux causes multiples – de la nostalgie du passé à l’effritement du vivre ensemble dans une société de plus en plus individualiste , en passant par le déclassement de la classe moyenne , le chômage de masse des jeunes , l’érosion du pouvoir d’achat – va croissant. Tout en développant un paradoxe : un optimisme affirmé au niveau de la sphère individuelle contrastant avec des comportements collectifs relevant du “burn-out”. Le penchant affirmé pour l’introspection – on adopte le sens critique bien avant l’esprit d’équipe –, la mobilisation émotive – on adhère et on agit sous le coup de l’émotion – forgent des comportements fragilisés par gros temps. Les Guadeloupéens et Martiniquais estiment qu’ils sont dans des pays de plus en plus inégal et injuste , mais ils n’ont pas bien conscience que depuis quelques années, le modèle de l’État providence est cassé mais surtout qu’il n’y a pas de nouveau modèle alternatif susceptible de le remplacer. Ce manque de projet collectif de vision sur l’évolution de la société est actuellement patent aux Antilles.

L’impression est que l’on va, collectivement, vers quelque chose de plus dur, de plus difficile qui pousse au chacun pour soi, à ce bonheur subtil et complexe d’un confort individuel héritage d’un modèle départemental désormais obsolète à l’heure où il faudrait des sacrifices et des efforts. Les promesses sur la réduction de la vie chère et l’augmentation du pouvoir d’achat lors de la crise sociale de 2009 n’ont pas été tenues et les Guadeloupéens et Martiniquais  vivent très mal cette frustration. Ils vivent effectivement leur niveau de vie en baisse. Sans compter avec le grippage de l’ascenseur social qui représente une véritable préoccupation .Toutefois, ces ambitions déchues en 2009 ont depuis suscité quelques solides antidotes au sein d’un peuple moins confiant en son avenir. Sous forme de repli sur soi et de paradoxe. Plusieurs indicateurs n’affichent-ils pas les preuves de comportements farouchement optimistes, mais au strict plan individuel. Quelle est la potion magique qui saura faire sortir les guadeloupéens et Martiniquais de leur torpeur collective et solliciter une vision plus réaliste de l’avenir et qui passe nécessairement par un nouveau modèle de développement économique et social ?

Le plus important est le sentiment perçu ; c’est particulièrement vrai dans le cas du déclassement social avec l’inquiétude de nombreux parents sur l’avenir de leurs enfants, persuadés que ces derniers auront une situation inférieure à la leur. Surtout lorsqu’ils assistent à l’insertion de ces jeunes souvent très diplômés à des postes déqualifiés .

Nous estimons que la société Française  est en route vers une grande tension nerveuse , et les guadeloupéens et Martiniquais risquent de s’enfoncer dans un burn- out collectif , si rien ne change … Depuis, la “fatigue psychique” de cette société Antillaise post coloniale n’a fait qu’empirer tandis qu’elle se fragmente, dépressive, désespérée, désabusée. Avant, nous étions usés par notre travail. Aujourd’hui, nous sommes usés par la vie, que ce soit dans la rue ou dans les entreprises . Les économistes et sociologues décrivent ainsi une société clivée, en mal de vision collective. L’avènement du chacun pour soi a supplanté les espérances partagées. … ce qui explique un scénario de société en pleine déstructuration minée par le chômage et la violence imaginé par trois Guadeloupéens sur quatre…et un Martiniquais sur trois  “Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme, de volonté”, expliquait le philosophe Alain. Encore faut-il, pour sortir du pot au noir, avoir confiance en ceux qui tiennent la barre. Or jamais la défiance n’a été aussi critique vis-à-vis de toutes les formes d’autorité. La confiance non seulement dans le gouvernement mais également dans les institutions politiques locales est historiquement au plus bas. Désertion sur tous les fronts : moins d’une semaine avant les présidentielles, plus de 60 % des Guadeloupéens ne se sentent proches d’aucun parti. Tout en étant confusément en attente d’un projet collectif : 76 % des Martiniquais estiment que notre société actuelle aurait besoin d’un but commun auquel cela vaudrait la peine de se consacrer . En attendant de réaliser cet idéal, on assiste au repli stratégique du chacun pour soi.

Les craintes sont dans les têtes, les imaginaires et inhibent l’action. Surtout quand un nouveau phénomène aggrave encore la situation : le déclassement de la classe moyenne . Comme ces cadres ou employés voyant leurs fils après bac + 5 contraints d’accepter des postes subalternes ne correspondant nullement à leurs qualifications et diplômes . Qui peut donc se résigner au nouveau postulat “tu seras précaire mon fils”, dans un pays où tout est fait pour fidéliser, fixer, faire durer collaborations et engagements ? Pour acheter sa maison et s’enraciner au pays ? Surtout lorsque la vaste machinerie de la mondialisation brasse leurs semblables, leurs produits peu coûteux et redistribue la donne économique à marche forcée. Dans un entretien accordé au journal Le Monde, le 4 janvier, Benoît Hamon affirmait : « Selon toutes les études sérieuses, ce sont des centaines de milliers d’emplois peu ou pas qualifiés qui ont commencé à être détruits dans les économies occidentales. » 

L’année dernière, une étude réalisée par deux économistes américains respectés dans leur domaine a conforté ce point. Daron Acemoglu (du MIT) et Pascual Restrepo (de Boston University) avaient été optimistes quant à l’effet de l’automatisation sur l’emploi aux États-Unis. Dans leur article publié en mai dernier, ils ont affirmé qu’il est probable qu’une automatisation accrue crée de nouveaux emplois, et de meilleurs emplois, de sorte que l’emploi et les salaires finissent par revenir à leurs niveaux précédents. Cela semblait donc bien beau pour les adeptes de l’automatisation et des robots, mais il y avait un problème : il s’agissait d’une étude un peu trop théorique.

Une nouvelle étude sur le même thème, et des mêmes auteurs, vient d’être publiée. Mais contrairement à celle de l’année dernière, elle a livré des résultats plus pessimistes, après avoir pris en compte les données réelles sur l’emploi et l’automatisation aux États-Unis. 

L’étude révèle en effet que chaque robot supplémentaire réduit l’emploi de 6,2 travailleurs et un nouveau robot pour mille travailleurs réduit les salaires d’environ 0,7 % si l’on considère chacun des marchés locaux isolés.

En utilisant des données réelles pour cette étude, les chercheurs disent avoir été surpris de voir très peu d’augmentation de l’emploi dans d’autres professions pour compenser les pertes d’emplois dans l’industrie manufacturière. Si cette augmentation pouvait encore se produire, ils pensent qu’il y a pour le moment un grand nombre de personnes au chômage ou qui le seront bientôt à cause de l’automatisation.  « L’économie de marché ne va pas créer les emplois par elle-même pour ces travailleurs qui supportent le fardeau du changement. »

Sans que la logique de ce maelström du numérique leur soit vraiment visible, sans non plus qu’ils fassent confiance aux politiques pour en maîtriser les conséquences. Il y a belle lurette que le dessein européen ne mobilise plus les enthousiasmes et ne joue même plus le rôle de paratonnerre contre l’adversité.

A la longue, le décalage croissant entre le discours des politiques – rassurant, neutre, soporifique – et la réalité – menaçante, illisible, complexe – a creusé un vaste fossé de défiance entre les dirigeants – politiques, économiques, médiatiques – et ceux qu’ils sont censés diriger. Tandis qu’aucun projet de société, aucune vision partagée ne vient relayer cet Etat providence explosé. Le désarroi se transformera bientôt en burn-out collectif. Avec de multiples peurs et angoisses.Dans ce climat morose : les Guadeloupéens et Martiniquais refusent de voir la nouvelle réalité en face et continuent de se cacher la tête dans le sable et n’osent même plus affronter les difficultés avec davantage de lucidité. . Dans leur vision, la place de l’État est centrale. Dans ces pays , on a toujours tout attendu de l’État : la santé, les infrastructures, les transports, les communications, l’éducation, alors quand il dysfonctionne ! Nous vivons une crise de confiance avec un État providence qui a volé en éclats. Et l’on voit se multiplier les substituts : syndicats ,collectifs , associations et autres structures appelant au combat contre les institutions actuelles comme actuellement en Guyane .Alors demain, un projet commun partagé, une confiance retrouvée avec de vraies élites éclairées ? Une vision réconfortante d’une société aussi ambitieuse que résolue ? Bref, un sursaut salutaire ?

Les présidentielles seront-elles une opportunité pour les Guadeloupéens et Martiniquais  ? On peut en douter , car pour le moment , les Guadeloupéens comme les Martiniquais ne sont pas prêt à entendre le discours churchillien des sacrifices – du sang et des larmes –, même s’il doit être rendu nécessaire par un projet fédérateur ayant du sens. Or pour l’instant, c’est justement de sens partagé dont ils sont le plus orphelins. Dans la tempête, c’est la main ferme du capitaine et sa résolution qui rassurent équipage et passagers et permettent d’en obtenir le meilleur.

Jean -Marie NOL