Prélude à Avignon : Warilkowski à Aix

— Par Selim Lander —

Haendel Warilkovski1En Provence, la saison des festivals vient de commencer. Aix qui a ouvert le ban programme du 30 juin au 20 juillet sept opéras ou oratorios ; Arles propose 40 expositions de photos du 4 juillet au 25 septembre ; quant à Avignon, auquel nous consacrerons les billets suivants, c’est du 6 au 24 juillet la débauche habituelle avec plus de 1400 pièces de théâtre ou « seuls en scène » dans le OFF (record battu) et quelques dizaines de spectacles dans le IN. Et c’est sans compter avec les a-côtés : projections, rencontres entre professionnels et avec le public, débats, et, spécifiquement à Aix, les concerts, récitals et autres « master classes ».

Les liens entre théâtre et opéra sont consubstantiels puisque les deux exigent une mise en scène, avec tout ce que cela implique, non seulement la direction d’acteurs mais des costumes, des décors, des lumières. C’est pourquoi les grands metteurs en scène de théâtre se trouvent sollicités pour les productions d’opéra. On se souvient, par exemple, de la mise en scène d’Elektra de Richard Strauss par Patrice Chéreau (reprise à Aix l’année dernière). Cette année, Aix a ainsi fait appel à Christophe Honoré pour Cosi fan tutte, son Mozart 2016[i] et à Krzysztof Warilkowski pour Il Trionfo des Tempo e des Disinganno de Haendel.

Il s’agit d’un oratorio qui met en scène quatre personnages allégoriques : Beauté, Plaisir, Temps et Désillusion. Le livret dû à un cardinal romain, Benedetto Pamphili, raconte les malheurs du vice (associés à la beauté et au plaisir) et le triomphe de la vertu prêchée par le temps et la désillusion. Cet oratorio bien que destiné majoritairement à des voix féminines était chanté à l’origine uniquement par des hommes à une époque où les femmes étaient interdites de scènes[ii]. La distribution est évidemment différente aujourd’hui où la scène n’est plus considérée comme un lieu de perdition et où les castrats ne sont plus de mise. Les rôles de Belleza (soprano) et Disinganno sont interprétée par deux chanteuses et celui de Tempo par un ténor. Néanmoins Emmanuelle Haïm, qui assure la direction musicale à la tête de son ensemble de musique baroque, le Concert d’Astrée, a eu la bonne idée de faire appel à un contre-ténor pour interpréter le rôle de Piacere, nous permettant ainsi d’appréhender comment sonnaient les voix hautes à l’époque de la création de l’oeuvre.

La musique de Haendel dans cette version initiale du Trionfo[iii] est un chef d’œuvre de l’art baroque et s’il y a parfois des longueurs, la virtuosité des chanteurs, la couleur très particulière de l’orchestre émerveillent. On doit en particulier la performance du contre-ténor, Fanco Fagioli, qui exécute brillamment une partition de soprano particulièrement exigeante. Quant à « La » soprano, Sabine Devieilhe, si elle est encore au début de sa carrière de soliste, avec son physique gracile et une voix qui ne manque cependant pas de puissance, elle incarne exactement la beauté,.

Haendel WarilkovskiOn attendait surtout au tournant le metteur en scène. Comment Warilkowski qui s’était fait récemment remarquer dans le IN d’Avignon avec Kabaret Warszawski, allait-il se saisir d’un oratorio conçu pour être chanté dans une église, hors toute mise en espace. Un film projeté pendant l’ouverture donne la clef de l’interprétation de Warilkowski. Des jeunes gens dans une rave dansent jusqu’à plus soif, non sans recourir à certains adjuvants illicites. Au milieu d’eux, celle qui sera Beauté. Un jeune homme titube puis finit par s’effondrer. Idem pour Beauté. Cette dernière en réchappera, pas le jeune homme qui apparaîtra tel un fantôme au fil de la pièce.  Fantômes également les jeunes filles en tenue de fête qui apparaissent et disparaissent toujours silencieusement. Cette référence spectrale est rendue explicite à la fin de la première des deux parties grâce à la projection d’un extrait du film Ghost Dance dans lequel Jacques Derrida, interrogé par Pascale Ogier, improvise à propos des dits fantômes un discours très lacanien.

Le dispositif scénique apparaît au départ plutôt décevant : des rangées de gradin faisant face au public sont partagées en deux par une cage de verre centrale qu’on pourrait croire celle d’un ascenseur. En fait c’est un lieu où le jeune fantôme danse, où ces alter egos féminins apparaîtront pour la première fois, où Beauté sera habillée de blanc pour la scène finale, etc., un lieu de passage aussi entre le monde des vivants et celui des morts. Quant aux gradins, ils seront partiellement remplis, à plusieurs reprises, par les jeunes femmes fantômes venues assister aux disputes des vivants, et même, à l’occasion, par les quatre interprètes qui auront pour l’occasion quitté l’avant-scène, leur espace de jeu attitré qu’ils partagent avec une table et quelques chaises, un lit d’hôpital sur roulettes.

Warilkowski a beaucoup demandé à ses interprètes, particulièrement à Beauté et à Plaisir qui non seulement ont les partitions les plus difficiles mais qui doivent souvent donner de la voix dans des positions invraisemblables (pour des chanteurs) : avachis, couchés ! Ils y parviennent pourtant, ce qui leur vaut des ovations particulièrement nourries à la fin. Et Warilkowski a tenu son pari en réussissant une mise en scène entièrement moderne qui ne jure en rien avec la musique et le livret. Ce qui de sa part et concernant le dernier point est des plus méritoire puisqu’il y voit « une œuvre purement dogmatique au même titre que les créations de l’époque stalinienne ». Warilkowski est polonais et il peut constater comment, « à Varsovie, l’Église mobilise les foules, immobilise la pensée et l’esprit critique »[iv]

Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence, les 1,4, 6, 9, 12 et 14 juillet à 22h.

[i] Le festival d’Aix, né en 1948, d’abord consacré à Mozart, programme toujours systématiquement un opéra de ce musicien.

[ii] Cette œuvre a été créée en 1707, il n’y a pas si longtemps, finalement. Il n’empêche que les mollahs iraniens qui interdisent aux femmes de chanter sur scène en solo ont trois siècles de retard. Voir sur ce sujet le film No Land’s Song d’Ayat Najafi et notre compte-rendu ici : http://www.madinin-art.net/rcm-no-lands-song-les-joies-de-la-guidance-islamique/.

[iii] Il y en eut deux autres, en 1737et en 1757.

[iv] Cf. le livret du spectacle, p. 20.