Pourquoi la fin des intellectuels aux Antilles ?

— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
fin_desintellectuels_97Incroyable ­! A les entendre tous aujourd’hui et ces derniers jours,la société Guadeloupéenne serait menacée d’implosion du fait de la violence ambiante !Le pire, c’est qu’ils sont aujourd’hui tous sincères dans leur lamento et leurs cris d’orfraie pour réclamer la visite urgente du ministre de l’intérieur , comme si cela pouvait changer la donne tant il est vrai que c’est la Guadeloupe qui est malade d’elle même de ses politiques et intellectuels .La Guadeloupe menacée ? La Martinique en panne ? Oui, ou pire encore… Avec la crise économique qui persiste et qui va aggraver le phénomène de l’accroissement des inégalités , celle en vue de la révolution numérique , la violence des jeunes , ces désastres qui vont mettre , l’un après l’autre , à mal l’idée même du projet guadeloupéen et de gran samblé en Martinique , la situation est sans précédent , avec pour couronner le tout une image d’impuissance de nos intellectuels !

Les intellectuels ont renoncé à transformer le monde. Pourtant, selon le philosophe Zygmunt Bauman, ils nous sont indispensables pour comprendre les dangers qui nous menacent. « L’incertitude a toujours ­accompagné les hommes de près… Et les a toujours effrayés. Mais, aujourd’hui, les peurs sont diffuses, éparses, mal définies, il est difficile de les pointer du doigt, de remonter à leur source… Voilà ce qui rend les peurs contemporaines si difficiles à tempérer, encore plus à juguler. Elles émanent de partout : emplois instables, compétences insuffisantes, ­règles du jeu sans cesse changeantes, précarité des liens entre les gens, ­reconnaissance sociale de plus en plus fragile, menace d’effluves toxiques ou de nourriture cancérogène, perspective d’exclusion de l’économie de marché, atteinte à la sécurité personnelle dans la rue et chez soi. Ces incertitudes se nourrissent les unes les autres et se renforcent, pour former un état d’esprit et de sentiments que seuls les termes « insé­curité diffuse » sont aptes à décrire. Nous nous sentons peu sûrs de nous car nous ne savons pas de quoi ­découle notre ­angoisse, et ignorons comment réagir… Nous avons donc besoin d’intellectuels pour nous faire prendre conscience de la réalité de certains dangers invisibles à l’oeil nu, mais aussi pour nous mettre en garde contre les menaces imaginaires ­inventées à des fins politiques ou commerciales. »

L’aventure intellectuelle moins en Martinique qu’en Guadeloupe a souvent sombré dans l’erreur, le délire, et s’achève aujourd’hui dans l’impuissance et le néant . Les débats concernant les ismes (marxisme , fascisme, racisme, esclavagisme , populisme, mondialisme, etc.) ont été beaucoup plus présents en Martinique et Guadeloupe que sur les dossiers traitant des ique (numérique , informatique, robotique, bioéthique) d’autant qu’on peut y dire n’importe quoi en toute impunité, alors que, dans les seconds, cela se voit aussitôt . L’intellectuel Antillais cale par malchance devant les pages nouvelles technologies du journal, pourtant plus nutritives et surprenantes que les autres.Il est aussi symptomatique que les analyses les plus pénétrantes sur le malaise de l’individualisme contemporain et de son corollaire la société de sur – consommation ainsi que la violence sociétale ambiante qui en découle soient complètement passé sous silence . A l’aube d’un nouveau projet de loi sur l’égalité réelle , le bilan de cet «engagement», caractéristique de l’intellectuel, n’est pas fameux. Après tant d’errements emphatiques, on aurait pu espérer un dégrisement, un apprentissage de la prudence et de la modestie, un intérêt plus respectueux pour la réalité du présent et la bonne perception de l’avenir . C’est à une formidable régression nostalgique que l’on assiste au contraire. Une passion muséologique s’est emparée des intellectuels et politiques martiniquais et guadeloupéens . L’intellectuel attentif à ses contemporains, à la réalité de son temps et à la vérité n’aura-t-il été qu’une brève parenthèse en Martinique et Guadeloupe .Les intellectuels ne sont pas seulement des experts dans leurs domaines particuliers, comme la littérature, l’art, la philosophie et l’histoire. Ils parlent aussi en termes universels et l’on attend d’eux qu’ils donnent des conseils moraux sur des questions générales, sociales et politiques . les intellectuels et partis politiques de Guadeloupe et Martinique ne sont décidément, plus à la hauteur pour aider les citoyens à se projeter dans un avenir incertain, qui fait peur. l’heure est à la veillée funèbre autour des intellectuels .Le testament est cruel, car c’est une façon de dire qu’à ce jour il n’y a pas d’héritiers. Juste des orphelins. L’ultime démonstration d’impuissance .On peut dater ce repli mémoriel de la période de la désintégration du marxisme à la fin du 20e siècle et de l’arrivée de la gauche au pouvoir: elle a soudainement privé l’intellectuel engagé du confort de la culture d’opposition. Que reste-t-il ? Le conformisme. Il constitue le dernier lieu d’ influence avec les radios et les télés locales .Puis, silence, alors que, sur place en Guadeloupe et Martinique , la situation n’a guère changé ni été affectée par les seules mobilisations syndicales éphémères de 2009 . Mais la réalité compte peu. Plutôt que de s’y intéresser, beaucoup de justiciers médiatiques , comme on l’a encore constaté lors des propos du sieur Fillon sur la culture du partage , préfèrent plaquer sur le présent compliqué et ses acteurs le répertoire des grands drames de l’esclavage et de la colonisation .Mais la réalité est elle-même loin d’être réconfortante. L’enseignement supérieur français, surpeuplé et sous-financé, part en lambeaux, comme l’indique le rang relativement bas des universités françaises dans le classement académique des universités mondiales de Shanghai. Le système est devenu à la fois moins méritocratique et plus technocratique, produisant une élite manifestement moins sophistiquée et intellectuellement créative que celle de ses prédécesseurs des années 50/60 . Ceci explique en partie pourquoi les intellectuels martiniquais et surtout guadeloupéens semblent si improductifs et sont devenus d’autant plus égocentriques, et de plus en plus tournés vers le passé . L’influence sur la vie réelle se réduit, mais se concentre sur l’intendance: les places, le pouvoir, les réseaux.C’est pourquoi ,en Guadeloupe et martinique l’atmosphère générale est à la défiance, voire l’aversion à l’égard des intellectuels et des professionnels de la politique.

Et pourtant , la montée des incertitudes (insécurité sociale, mondialisation, capitalisme financier, flexibilité, épuisement des modes traditionnels d’action politique) exige une réorientation du regard et nécessite de réinventer de nouveaux modes de penser et d’agir. Le schéma qui prévaut aujourd’hui est celui d’un avenir infigurable et indéterminé et cela affecte à la fois le regard que la société porte sur son destin collectif et les représentations que les individus se font de l’orientation de leur existence. Notre monde traverse non seulement une crise mais une véritable métamorphose, en raison notamment de la question numérique , aussi le rôle de l’intellectuel est de se décaler, de penser hors des cadres, ce qui est d’autant plus difficile à faire en période de grande mutation . Or c’est là que l’intellectuel qui joue collectif peut jouer son rôle, irremplaçable, en contribuant à créer les conditions sociales d’une production collective d’utopies réalistes. (Pierre Bourdieu) .

Aujourd’hui, on dit d’un homme vexé, qui se désintéresse d’une situation qu’il ne contrôle plus , ou qui se drape dans sa dignité après un échec, qu’il se retire sur l’Aventin ( colline proche de Rome ) Après les élections , on a entendu dire de beaucoup de candidats malheureux qu’ils avaient ainsi pris leur retraite sur l’Aventin .
Mais désormais, pour nombre d’intellectuels et de politiques en Martinique et Guadeloupe , la notion d’intérêt général et le sens du collectif sont devenus obscènes dans l’espace politique et culturel asservi aux logiques de l’individualisme libéral . Mais aujourd’hui, les nouvelles situations d’incertitude (insécurité croissante, difficulté à résoudre les conflits sociaux, perte d’exemplarité des hommes politiques…) ont provoqué un ressenti d’impuissance de la part d’intellectuels incapables de donner du sens à une population guadeloupéenne désemparée et vulnérable . la question de l’ influence de l’intellectuels sur les choix fondamentaux du pays Guadeloupe est relativement nulle . Il n’existe pas de lieux de production de la pensée en Guadeloupe . À partir de ce moment-là, il est difficile d’avoir une pensée constructive, intégrant l’avenir . Dans ces situations, le retour au passé, à la tradition, est toujours une tentation alors qu’il s’agit de penser le présent.La prédominance (depuis des lustres )dans le débat du thème de « l’identité culturelle », mis aujourd’hui à toutes les sauces est une manifestation de la décomposition du lien social. Il est avant tout un sentiment inséparable de l’insécurité sociale, de la précarisation du travail, du ralentissement de l’ascenseur social, des difficultés du système éducatif, de la fin des grands récits qui organisaient les idéologies politiques et donnaient de la cohérence aux croyances collectives . Les intellectuels guadeloupéens et martiniquais sont , nous semble -t-il , dans le déni vertueux des problèmes liés à une crise des repères, au sentiment d’un avenir incertain et immaîtrisable . Quant aux politiques ,ils s’adressent toujours à l’émotivité plus qu’à la réflexion, à l’immédiateté plus qu’à la distance requise par le jugement. C’est une expression évidente de l’anxiété généralisée qui habite la société.Le souci de la réaction « en temps réel » l’emporte sur la réflexion à plus long terme : On est confronté à l’affaiblissement de la capacité de la société à se transformer elle-même par l’action politique.
La scène des idées n’en finit plus de basculer en Guadeloupe et Martinique dans la médiocrité . Des types niais , des jeux de rôle, des personnages fades , presque des caricatures. Voilà ce qui a détrôné les joutes de l’ancienne génération de penseurs guadeloupéens et surtout martiniquais .
JEAN MARIE NOL
ECONOMISTE FINANCIER