« Pour un oui ou pour un non » : de la force des mots chez Sarraute

— par Janine Bailly —

« Écoute », tel est le premier mot prononcé par l’homme H1, venu auprès de son ami, l’homme H2, quêter une explication au refroidissement de ce qu’ils ont pris jusqu’alors pour une indéfectible amitié.  « Écoute », au sens de entends ma demande, entends et plus encore, comprends le questionnement qui est le mien. Car, au vu de cette injonction, il s’agit bien ici d’incommunicabilité, de cette incompréhension inhérente aux échanges entre nous, tous humains anonymes, incompréhension qui nie ce schéma de la communication, tel que défini par Jakobson, et dans lequel le message envoyé par un “émetteur” serait perçu puis compris par un “récepteur” à l’autre bout de la chaîne. Pour un oui ou pour un non, titre ambigu, et qui annonce la volonté d’accorder de l’importance aux mots : prise dans sa globalité, l’expression indique une action sans raison valable ni sérieuse ; prise mot à mot, on comprend que, de la gangue lourde de silence, il faudra faire émerger une cause ou une autre, une justification ou une autre, un oui ou un non en somme !

Pour un oui ou pour un non est une courte pièce, la dernière de Nathalie Sarraute, d’abord écrite en 1981 pour une diffusion radiophonique — on comprend alors tout le poids des mots —, puis publiée et créée à New-York avant d’être montée en France, en 1986, au théâtre du Rond-Point, avec Samy Frey et Jean-Francois Balmer. Texte devenu film en 1988, lorsque Jacques Doillon demanda à Jean-Louis Trintignant et André Dussollier d’en être pour lui les acteurs. Pièce toujours jouée, très régulièrement reprise au festival d’Avignon, ce qui prouverait, s’il en était besoin, qu’elle porte un discours intemporel et qui concerne bien chacun d’entre nous. S’y trouve mise en scène la notion de “tropisme” chère à Nathalie Sarraute ; en l’occurrence, tropisme renvoie à « des sentiments fugaces, brefs, intenses mais inexpliqués. » Ces sentiments, l’auteur les décrit comme « des mouvements instinctifs, déclenchés par la présence d’autrui, ou par les paroles des autres ». Ainsi, les trois syllabes « C’est bien… ça », prononcées, peut-être comme un compliment de H1 à H2, sur un ton que H1 finira, sous les instances pressantes de H2, par qualifier lui-même de “condescendant”, ces malheureuses syllabes, à priori innocentes, deviennent le catalyseur qui fait sourdre les rancœurs enkystées et trop longtemps muettes, le prétexte à dire ce qui jusqu’alors s’était avéré indicible. Harcelé de questions, poussé à la recherche des mots, H2 finira par mettre en phrases l’implicite, tous les non-dits qui ont subrepticement étouffé la relation amicale, par dévoiler les blessures, les secrets intimes qui se terraient derrière la façade convenue des bonnes manières et des conventions. Et, de même qu’ils séparent le « c’est bien » du « ça » resté un temps suspendu, les points de suspension servent à architecturer le dialogue écrit, concrétisant la difficulté à dire, à verbaliser les humiliations, les gênes, les souffrances tenues cachées. Tout d’abord hésitant, chaotique, le discours de H2 se fera au fil du temps plus assuré et plus clair, tandis qu’à ses accusations finiront bien par répondre celles enfin avouées de H1.

Là s’opère la rupture entre ce que traditionnellement les mises en scène de Pour un oui ou pour un non donneraient à voir, puisque de prime abord le registre choisi pour ce duel de mots, pour mettre au jour “la blesse”, est celui de l’agressivité, de la colère jaillissante de H2, puisque, foin des points de suspension, les phrases coulent sans assez marquer les hésitations supposées, sans les silences voulus par Nathalie Sarraute. Il y a “re-fondation” de la pièce, et nous entrons dans un autre univers, dans une autre culture, ainsi que le veut la traduction — l’adaptation ? — en langue créole. En filigrane, nous voici en présence du blanc et du noir, peut-être bien du béké et de l’esclave sur l’habitation — le terme n’est-il pas ici employé ? —, et si le premier a affirmé, par son langage, sa culture et et sa position, sa domination sur le second, ce dernier retourne bien la situation, par la force du corps, des griefs et du flot verbal. L’affiche du spectacle suggère d’ailleurs un combat de coqs, et comme dans le pitt, dominant et dominé s’affrontent et s’inversent, et de l’espace clos on ne pourrait s’échapper que par la défaite de l’un ou de l’autre, mais ici par la pirouette d’un jeu de “oui/non” qui imite le “feuille/pierre/ciseaux” des enfants. En cela, cette version d’un texte revisité correspond bien à la définition que Sarraute donnait de son théâtre : « C’est que je ne m’attache qu’aux moments de conflit, à ces instants privilégiés où tout se détraque puis refait surface pour se détraquer à nouveau ». Mais pourquoi donc cette longue table dressée, qui isole, plus qu’elle ne favorise l’affrontement intime, le face à face verbal en huis clos, quand bien même on s’y livre finalement à un brutal corps à corps ? En situant l’épisode dans un lieu bien défini, en ancrant le texte dans le concret d’une réalité, on perd un peu de l’universalité du propos, si forte quand la pièce se donne en habits sombres dans la nudité blanche d’une scène vide.

Si l’on veut bien oublier certaines des intentions pour ce texte affichées par Nathalie Sarraute, considérer l’originalité du point de vue choisi, apprécier l’énergie et l’investissement des acteurs ou la distanciation ironique et souriante qui affleure par instants, le spectacle se reçoit avec un certain bonheur — an lajwa, dirait-on en créole —, et l’on ne peut que saluer l’esprit audacieux qui permet qu’aient lieu, au théâtre de Fort-de-France, de telles expérimentations.

Janine Bailly, Fort-de-France, le 7 octobre 2017

Photos Paul Chéneau