Portrait d’une femme en vibrations

— Par Dominique Widemann —

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À peine j’ouvre les yeux, de Leyla Bouzid. France-Tunisie-Belgique, 1 h 42.

Le premier film de Leyla Bouzid, « À peine j’ouvre les yeux », revient sur le bouillonnement 
de la jeunesse tunisienne quelques mois avant la chute de Ben Ali.

«Àpeine j’ouvre les yeux/ je vois les gens privés de travail, de bouffe, d’une vie hors de leur quartier. Méprisés, dépités (…).» Ce sont les premiers vers du chant de la jeune Farah (Baya Medhaffar), accompagnée de son groupe de rock sur les scènes tunisiennes. Chant subversif des derniers mois du régime de Ben Ali quand la répression étend encore ses voiles de peur. Peur intégrée dans les cœurs et les esprits qui s’insinue dans tous les espaces de liberté, jusqu’au moindre interstice. Farah vient d’avoir dix-huit ans. C’est une jeune fille fougueuse qui dévale rues et troquets, embrasse son amoureux dans les parcs, au-delà des lisières de l’ombre. Elle obtient son bac et les siens vouent d’emblée, sinon d’autorité, à la profession de médecin cette première universitaire de la famille. Mais en cette année 2010, retour vers un futur antérieur à la révolution, Farah entend n’en faire qu’à sa tête bien pleine, aux tourbillons de ses jupes courtes, à ses lignes de résistance et aux riffs corrosifs de guitare. Premières bières, premières clopes, premières étreintes dans les bras d’un jeune homme, Farah entonne des versets de dénonciation sans fard, à ses risques et périls (les textes sont de Ghassan Amami et de Majd Mastoura). Ses parents vivent à distance en raison du travail de son père, occasion pour Leyla Bouzid de remettre au jour les combats sociaux d’alors dans les mines de phosphate de la région de Gafsa, où les ouvriers jouent leurs propres rôles, eux dont les actions préparaient alors le soulèvement. Hayet, mère de Farah, tentera en vain de retenir les élans libertaires de sa fille, creuset de conflits qui ne tiennent pas tant au moralisme qu’à l’expérience des interdits et de leurs conséquences. Elle soutient de ses étais bancals l’existence de cette femme dans la cinquantaine. Tout se paie, cher, et Hayet (Ghalia Benali) connaît le prix. En attendant la confirmation de ses craintes, le film aura exploré, suivant le parcours animé de Farah, les facettes bariolées de la vie tunisienne, sa jeunesse en chatoiements créatifs.

Des heures plus sombres viendront, esquissées par des trahisons intimes

Des heures plus sombres viendront, esquissées par des trahisons intimes, par le retournement d’un copain devenu indicateur de police. De s’obstiner à maintenir sa voix haute, Farah sera sévèrement punie. Une belle scène réunira Farah et une mère dont la consolation s’exprimera par les accents assourdis du chant de Ghalia Benali, en d’autres lieux grande chanteuse inspirée d’Oum Kalthoum et des traditions de tout le monde musical méditerranéen, et que l’on est bien content de retrouver à l’écran. Le film de Leyla Bouzid vaut surtout par la beauté du propos et le talent de ses deux actrices principales, présence intense sans effets de Ghalia Benali et débuts prometteurs de Baya Medhaffar. Un premier film contre l’amnésie, toujours à craindre dans la Tunisie d’aujourd’hui.

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