« Poil de carotte »

— Par Roland Sabra —

« Une esthétique académico-contemporaine », Voilà ce dont se réclame la Compagnie « Illicite » du danseur-choéragphe Fàbio Lopez qui présentait à Fort-de France « Poil de Carotte ». Et la promesse à été tenue. Le prologue « Molto Sostenuto » est inspiré d’un poème de Vladimir Nabokov « Le Pélerin » :

Ô, comme soudain l’étranger éclatant,
le lointain chemin seront attirants,
quel fardeau de se traîner jusqu’à la fenêtre,
comme je voudrais faire revenir
tout ce qui pleurait en moi,
le plus tremblant, le plus printanier,
et – plus parfait que toute la réalité –
le songe du pays natal…

Retour au pays natal, retour vers la terre maternelle, vers le corps de la mère. Accrochage à’un temps qui n’est plus et qui toujours fait retour. La mère dont il sera question dans la deuxième partie du spectacle sous la figure de la mauvaise mère, Mme Lepic la persécutrice que Poil de carotte pour autant ne pourra jamais vraiment détester. Au delà de cette dimension psychologique il y a dans le poème de Nabokov une douleur et un espoir, celui d’un cosmopolitisme en gestation, comme l’annonciation d’un temps à venir, celui de ce siècle présent. « Je suis un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre, où j’ai étudié la littérature française avant de passer quinze années en Allemagne. Je suis venu en Amérique en 1940 et j’ai décidé de devenir citoyen américain et de faire de ce pays mon foyer. »

Le pays perdu de l’enfance de Fàbio Lopez est celui du Portugal. D’un Portugal donc qui n’est plus mais qu’il porte en son cœur, qu’il trimballe soudé à ses souliers, à ses chaussons et dont il ne peut ni ne veut se défaire. Cette nostalgie s’affiche  comme un miroir de celle des migrants déchirés entre la promesse d’un avenir meilleur et la perte de ce qui les a construits.

Sur le plateau nu ils sont quatre danseurs à dire l’errance, le chemin, la douleur et l’espoir, dans un style très académique rehaussé ce soir là par l’usage de pointes. Leur étrangeté de migrants est celle d’un ailleurs impensé. Des projecteurs en fonds de scène, les éclairent et font resurgir leurs silhouettes indistinctes dans l’ombre projetée sur la face du public jusqu’au point de ne plus distinguer que de vagues formes. Elles et ils sont celles et ceux que montrent les images sur les écrans et que l’on ne sait pas voir, qu’on ne veut pas voir sur le parvis de la cité. Ce ballet est un retour aux sources.

Loin de toute prouesse technique artificielle plus ou moins gratuite il est à la recherche d’une vérité qui serait première. Toujours celle des origines. Mise en valeur par l’absence de décor il y a beaucoup d’émotions et d’expressivité dans la recherche d’harmonies corporelles en rythme et en dynamique de la part des danseurs, Geoffroy Piberne, Eleonore Dugué, Virginia Négri et Fàbio Lopez. La musique est celle du premier mouvement du Concerto pour violoncelle et orchestre n°2 en ut mineur, op. 77 (1964) de Dimitri Kabalevsky, cet auteur russe du 20ème siècle qui, extrême opposé d’un dissident, fut un musicien officiel du régime soviétique se pliant avec grâce aux directives du réalisme socialiste. Un musicien qui préféra se plier aux exigences de la dictature plutôt que de choisir l’exil. Un joli paradoxe pour Fàbio Lopez.

Pink Duet, la deuxième pièce présentée est un extrait tiré du ballet «  Fellini Rêves » créé pour la Compagnie Tantsteater et les comédiens du Théâtre Drama d’Ekaterinbourg (Russie). De la scénographie originale, excepté quatre spots verticaux écrasant la scène, il reste peu de rose dans la prestation si ce n’est l’invitation dansée, nouée et dénouée à la songerie, à l’affabulation lors d’une rencontre. Elle arrive coté jardin lui coté cour, ils se croisent, s’inventent ou vivent , on ne sait, une histoire, un rêve sur fond de suite pour violoncelle de Bach, puis se quittent, elle coté cour et lui coté jardin,vers d’autres gens, d’autres choses, d’autres pays, d’autres vies…

 

 

En deuxième partie la pièce éponyme de la soirée « Poil de Carotte » sur une composition musicale de Thierry Escaich, compositeur, organiste et improvisateur mondialement reconnu (trois Victoire de la musique, entre autres) qu’il faut d’emblée signaler par sa justesse et son adéquation à la fois à la thématique retenue, celle d’une enfance piégée dans la nasse familiale et à son expression chorégraphique. Le néoclassicisme du musicien s’accorde pleinement avec l’académisme-contemporain du chorégraphe. Des 49 chapitres du roman de Jules Renard 6 tableaux ont été retenus et présentés dans un ordre légèrement différent de celui du livre autour de thématiques facilement repérables même pour qui aurait oublié ou ne connaîtrait pas l’intrigue.

Les poules : la peur et la bravoure punie

La taupe : le sadisme infantile envers les animaux comme externalisation d’une souffrance interne.

Mathilde : premiers émois amoureux et « le mariage si maman veut »

Le pot : l’humiliation et la haine maternelle

Les joues rouges ; la jalousie et la pédophilie refoulée autour de Violone et Marseau

Les mots de la fin : confidences entre père et fils. La mère incorporée.

Les poules et le pot peut-être les plus spectaculaires, les plus visuels en tout cas avec dans le premier tableau des danseurs-poules la tête encapuchonnée dans des sacs aux balles multicolores et dans le second tableau une entrée en scène de Poil de Carotte un pot de chambre sur la tête contraint de se retenir et, une fois le pot dérobé par la mère, la honte de se faire sur lui. Les images se bousculent, celle de la première apparition de la mère sur un faux air d’opéra, raide comme l'(in)justice, hautaine et méprisante avec celles des tentatives de refuges sur un matelas, rempart, repaire, radeau naufragé d’une mère de furies, et ces ballons toujours multicolores qui roulent, qui s’attrapent et qui s’enfournent, à pleine bouche comme des promesses avides de jours moins sombres. La gestuelle, les mouvements des danseurs balancent entre illustration narrative et expressivité intentionnelle au plus près des sentiments et de la chair meurtrie certes mais toujours vivante, toujours vivace. Musique et pas de danse en demi-pointe, s’épousent au millimètre pour célébrer  les chants du corps et et les gestes de lâme.

Gageons que l’association Fàbio Lopez- Thierry Escaich n’en est qu’à ses débuts.

Fort-de-France, le 11/12/2016

R.S.

Compagnie Illicite | Fábio Lopez
Musique : Thierry Escaich
Chorégraphie : Fábio Lopez
Danseurs : Eléonore Dugué, Aureline Guillot,
Virginia Negri, Geoffrey Piberne, Fábio Lopez
Costumes : Hervé Poeydomenge
Conception lumière : Christian Grossard
Conseiller à la mise en scène, montage musical : Vincent Brisson
Régisseur général : Aïtz Amilibia
Coproduction _*
CCN Créteil et Val-de-Marne/ Cie Käfig, CCN Malandain Ballet Biarritz, ADAMI,Ville de Biarritz, Département 64-Pyrénées Atlantiques