Perverse cohabitation avec la violence.

— Par Marcel Luccin —

Vues de l’extérieur les « outre-mer » semblent cristalliser la majorité des problèmes du monde contemporain, comme si par un de ces bégaiements, l’histoire les replonge dans un passé douloureux où la violence était au menu quotidien. Le lien entre les violences d’antan et celles du moment n’est pas évident pour ceux qui pensent que l’humanité se porte mieux que jamais. Un rapide diagnostique montre que dans nos sociétés ultramarines construites dans l’inhumanité, sur l’exploitation de la force du travail se côtoient défiance et antagonisme. Aujourd’hui, une insécurité inédite confirme l’inquiétude des résidants et le retour de l’individualisme. Dans cet esprit, Pierre Rosanvalon (historien) parlant de démocratie dit : « Le premier ennemi de la fraternité c’est la concurrence », même si l’on convient que dans certains cas, la concurrence stimule l’innovation.

Nos sociétés fonctionnent malgré tout, parce qu’une majorité d’hommes et de femmes cherche à mettre en avant ce qui peut rassembler, faciliter le vivre ensemble. Néanmoins, force est de constater que dans la plupart des cas, la violence prospère sur la désespérance des sociétés en panne de perspectives. Des incivilités inattendues défient les incantations, alimentent les médias à sensations, sèment le doute dans certaines couches de la population habitée par le sentiment que tout est définitivement perdu. Cet état d’esprit semble atteindre aussi une couche sociale anxieuse qui remet en cause l’efficacité des services régaliens. Sans se tourmenter, elle s’accommode de la lassitude de certains élus et applaudissent leur vanité.

Il ne faut pas s’y tromper, les leçons du passé sont retenues dans le désordre. Jadis, la violence s’appuyait sur des raisons à la fois idéologiques et stratégiques. Aujourd’hui, elle trouve d’autres ressorts dans l’érosion des valeurs familiales, dans le chômage, l’absence de solidarités naturelles, dans le principe du développement séparé. La particularité de ces causes est qu’il n’est pas nécessaire d’être un expert en sciences sociales pour argumenter sur la pertinence des mesures de prévention et en faire une cause commune.

Deux éléments semblent évidents : la radicalisation des clivages sociaux et la circulation des armes à feu, sans contrôle apparent, alors que la législation dans ce domaine est précise. Il serait ridicule de minimiser les embarras que provoque l’insécurité dans le bataillon de ceux qui ont en charge l’ordre et la sécurité publique, quand on sait l’influence d’une arme à feu entre les mains d’individus non familiarisés.

L’alternative n’est pas de permettre aux « mieux disants » d’exposer leurs émotions dans les médias mais de faire en sorte que les mots soient en phase avec l’action et que cette dernière correspond aux attentes de la population. La majorité des acteurs admet que la sécurité ne se résume pas à la stricte augmentation des effectifs de police, de gendarmes, de policiers municipaux ou d’agents de sécurité privée. En marge de cet éventail de choix on peut fortifier les corps intermédiaires entre l’État et les citoyens, impliquer des associations désintéressées, celles qui allient efficacité et éthique. Les municipalités peuvent aussi redoubler de vigilance afin de neutraliser à la source certaines violences savamment dissimulées qui menacent la cohésion sociale.

Plus de soixante dix ans après la départementalisation, il semble difficile d’entrevoir les « outre-mer » dans le futur, ni même d’envisager le monde dans lequel ils auront à se faire une place, à définir leur vocation et cultiver leur singularité. Selon les apparences ils évoluent dans des environnements à la fois fabuleux et physiques mais à la périphérie du  centre. Le centre ici symbolise la « mère patrie ». Ce n’est certes pas une impasse où s’engouffre une foule de cultures sans clairvoyance mais le lieu où émergent mouvements, connaissances et décisions qui conditionnent les comportements. Dès lors, le vivre ensemble se conçoit comme le point de jonction entre des souhaits individuels et collectifs conditionnés par la reconnaissance réciproque.

Sans innovation, les « outre-mer » sont condamnés à demeurer des espaces de vie où l’on reproduit des schémas structurels de domination où créateurs de richesses et consommateurs seront de moins en moins solidaires. Sauf, si un sursaut de conscience fait éclore une politique sociale plus dynamique qui refuse le statu quo et donne force à l’égalité réelle. Après avoir tant lambiné, il semble opportun de réhabiliter l’estime de soi.

La République « une et indivisible » accorde aux ultramarins le droit de réclamer des droits. Ses prérogatives régaliennes sont élargies et la sécurité en l’occurrence, y est de plein droit. Par ailleurs, elle condamne l’idée que certains de ses enfants soient comme par le passé, trop facilement sacrifiés sur l’autel des prérogatives économiques. A ce jour, personne ne met en cause la République réellement, même si certains choix idéologiques s’activent à faire de la discrimination, de la précarité le terreau d’une violence qui en sourdine s’installe dans le paysage commun.

C’est par bonds successifs que les changements interviennent dans les « outre-mer » et de manière laborieuse. Ces épisodes mobilisent encore les imaginaires, suscitent des ambitions sur fond de crises d’appartenance et de reconnaissance. La république de son côté exhibe des valeurs civiques, affirme et rappelle que les humains « naissent libres et égaux ». A ces types d’initiation, la majorité des originaires des « outre-mer » ne semblent pas être suffisamment préparés ni même convaincus. Preuve, le tissu social, fait encore appel à des références cohérentes et à des repères fiables. C’est à croire que les comportements agressifs visent à terrasser des souvenirs douloureux.

Des observateurs attentifs prétendent que l’insécurité est l’une des calamités qui caractérisent particulièrement les anciennes colonies françaises. Ils décrivent la disparition progressive de la solidarité naturelle comme faisant partie des multiples handicaps qui pèsent lourdement dans l’héritage commun, porteur d’un ballot de préoccupations.

Le dilemme qui s’impose aujourd’hui est de savoir s’il faut s’ouvrir au monde ou se replier sur son pré-carré. Précisément, l’innovation permettra certainement de contourner certains pièges attachés aux préjugés quant à la perpétuation d’une pseudo-incompétence ou l’absence de profil collé à la peau des ultramarins. Rien de surprenant car ils n’ont pas suffisamment été associés à la gestion politique, culturelle, économique et sociale de leur terre natale. Le monopole de la gestion est resté essentiellement dans un clan ethnique, faisant de la violence un processus d’échappatoire, comme pour conjurer le mauvais sort.

La République, système institutionnel va de paire avec la démocratie. Par définition elle responsabilise, donne des possibilités aux citoyens quant à l’exercice de la liberté. Curieusement, la marginalisation est utilisée pour affaiblir, humilier malgré cette ouverture. Injustement, la transmission est dépouillée de toutes sensations de partage patrimonial. Il se trouve que des acteurs normalisés sont malgré eux devenus des interprètes, des négociateurs zélés mais peu audibles quant à l’état maladif de l’environnement social. Probablement, parce que nos sociétés cumulent trop de figurants  improvisés, standardisés, à fort pouvoir d’achat qui peinent à intégrer les tracasseries de leurs congénères. Au demeurant de bonne foi, ils escamotent les vrais symptômes. Par indulgence, non par mépris ils se condamnent à l’indécision et à la protection des acquis.

Tous les comportements n’ont pas les mêmes effets. Ne dit-on pas : « la liberté individuelle s’arrête là où commence celle de l’autre » ? Être libre est certes une valeur fondamentale mais faut-il savoir l’interpréter et lui donner du sens. Nos sociétés ultramarines sont nées dans la violence, dans un tourbillon de mœurs décadentes. Elles sont morcelées précisément pour illustrer le vieil adage : « diviser pour régner ». Aujourd’hui, elles semblent perpétuer les caractères dominants de ce parti-pris peu vertueux dans une sorte d’enivrement collectif. « Repenser le lieu que nous traversons, le site de notre apparition, est notre état d’urgence. L’espace traversant est en nous. ». En quelque sorte, c’est le type de dépassement de soi-même que préconise : Édouard Glissant.

« Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens » dit le proverbe africain. Cette injonction met en avant une interrogation clé quant à la mobilité et à la prise de conscience. Le mouvement ne désigne pas nécessairement une trajectoire bien définie mais stimule la curiosité et suggère de remonter le fil de l’histoire.

Depuis l’instauration des régimes « d’habitation » sur de grandes plantations sucrières où des humains sont réduits à la servitude obligatoire, depuis les ségrégations opérées entre groupes ethniques, entre espaces privés et publics, la violence multiforme a trouvé pignon sur rue dans nos régions. Aujourd’hui, l’instinct vengeur, la défiance généralisée, rendent difficile la gestion des armes en circulation. Au cœur de cette violence qui dépasse l’entendement on se fait plaisir à verser des larmes de crocodile. Dans des ambiances feutrées on déplore la brutalité des rapports sociaux qui semble indiquer que pouvoirs publics et médias se paralysent mutuellement. Les opportunistes, les carriéristes semblent trouver leur compte et se contentent de désigner des boucs émissaires.

A l’occasion du grand débat le Président de la République face aux élus ultramarins dit : « mon souhait est de placer les outre-mer  au centre de la République ». Le 16 septembre 2019, Il rappelle que la sécurité comme l’immigration fait partie des grands sujets «Il faut « préparer notre pays aux défis contemporains qui font peur » dit-il. Manière d’indiquer que la sécurité n’est plus un enjeu social essentiellement attaché aux quartiers difficiles ou défavorisés mais concerne l’ensemble du territoire national.

A entendre les analystes, ces propos convoquent de nouvelles donnes politiques plus adaptées, qui prennent en compte les impératifs de la protection sociale. La responsabilité collective défie les bons sentiments qui préconisent toujours plus de moyens, superposent les structures de prévention, invitent à déposer les armes, manière semble-t-il, d’officialiser, de flatter l’égo des délinquants. Historiquement, on ne s’est jamais préoccupé d’entretenir le fil affectif entre représentants de l’ordre et la masse populaire.

A l’évidence il y a faillite dans les méthodes qui logiquement devraient donner force à la loi dans un pays de droit. Une pause est plus que nécessaire pour faire le point sur ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné dans nos sociétés déclarées « spécifiques ». Tout le monde est persuadé que les statistiques ronflantes servent à flatter les égos et de marchepied. Ils visent rarement la conjugaison des énergies pour empêcher que les régions ultramarines se transforment en super-agglomérations de « non droit ».

Revisitons l’article 2 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du 26 août 1789 qui dit « La sureté constitue un droit naturel et imprescriptible de l’homme. De ce droit découle le principe selon lequel la sureté constitue un droit dont doit pouvoir se prévaloir tout citoyen pour être protégé au quotidien ».

Le devoir de ceux qui endossent la responsabilité de gérer le quotidien des citoyens est de se préoccuper entre autres, de la sécurité, de la tranquillité publique et de la solidarité collective. La solidarité est d’ailleurs préconisée par la loi d’orientation du 21 janvier 1995, relative à la sécurité. Il s’agit d’un partage entre les institutions de l’État et d’autres intervenants de la société civile. Elle définit la sécurité comme un « droit fondamental et l’une des conditions d’exercice des libertés individuelles et collectives ».

L’une des problématiques actuelle est de parvenir à se dégager du caractère théâtral donné à l’information relative aux faits divers. Seul l’évènementiel est mis en avant sans se préoccuper de l’angoisse des populations. Certains observateurs parlent même de « société du spectacle » où le goût du paraître et la vanité règnent en maître. Pire, la démission apparente de certains responsables et intellectuels provoque le repli sur soi d’une catégorie gens qui n’hésitent pas à fricoter avec les théories extrémistes sans trop se préoccuper des conséquences futures.

De multiples approches créent des incertitudes et donnent des visages variés à la violence. Dans les années 80, le député Gilbert Bonnemaison table sur le recul de la délinquance en soutenant l’idée d’un pragmatisme qui transcende les idéologies politiques et les perspectives de carrière. Il propose une combinaison entre : prévention et répression. Du point de vue social ces arguments paraissent toujours pertinents. La preuve est que l’on peine à répondre aux soucis sécuritaires de la population du fait que la prévention n’a jamais intégré les habitudes sécuritaires dans les « outre-mer ». Dans nos régions il ne s’agit pas de délinquances occasionnelles mais de violences intimement liées à l’histoire, consolidées par le trafic de stupéfiants et d’armes à feu. Il ressort que la pauvreté  seule n’engendre pas la violence sauf quand elle est confrontée à l’arrogance ou à l’exubérance.

« Faire échec à la violence, aux dérèglements sociaux, c’est commencer par faire échec à sa propre violence », dit un sociologue bien connu. Autant tenter de restaurer la confiance entre citoyens paisibles et ceux qui ont raté l’occasion de faire de la dignité humaine une valeur sûre et de s’attribuer une image positive.

Tout indique que la cohésion sociale, la sécurité dans nos régions passent par la prise en compte de l’histoire, la reconnaissance et la solidarité entre les composantes ethniques. On pourrait à la limite, se référer aux écrits d’Etienne de la Boétie qui dans son discours de la servitude volontaire exhorte les humains à plus de dignité, voulant en cela les inviter à revenir à leur générosité originelle dans une perspective plus hospitalière.

 

Marcel Luccin.

14 novembre 2019.