— Par Jean-Marie Nol —
L’analyse de la société antillaise ne peut se concevoir qu’en relation directe avec celle de la France hexagonale, tant les deux réalités sociétales sont liées par l’histoire, l’économie, la politique et les représentations collectives. Isoler les Antilles dans une lecture analytique strictement locale reviendrait à ignorer que leur trajectoire est inséparable de la dynamique nationale : les choix budgétaires, les politiques sociales, la gestion des crises ou encore les orientations économiques prises à Paris ont des conséquences importantes aux Antilles et déterminent largement le quotidien des territoires ultramarins. En réalité la seule lecture de la situation de la société antillaise à partir du prisme uniquement local est inopérant pour un bon entendement d’une vision des choses , et s’avère souvent être une erreur d’appréciation pour bien comprendre les tenants et aboutissants de la crise actuelle . L’évolution démographique, marquée par l’exode vers l’Hexagone, est elle-même le reflet d’inégalités persistantes, renforçant le sentiment d’écart entre centre et périphérie. Inversement, comprendre les fragilités de la société française dans son ensemble exige d’intégrer la question ultramarine, car les Antilles en sont une composante à part entière, révélatrice des tensions coloniales non résolues et des contradictions d’un modèle républicain qui se veut universel mais se heurte à des réalités particulières. Autrement dit, l’analyse de la situation de crise actuelle n’a de sens que dans une approche globale et réciproque : penser la Guadeloupe et la Martinique sans la France, ou la France sans ses territoires d’outre-mer, c’est renoncer à comprendre la complexité de ce lien indissociable qui continue de structurer les deux sociétés.
La France traverse une crise silencieuse mais redoutable, celle de son état psychologique collectif qui connait des répercussions négatives aux Antilles . Derrière les débats politiques et les inquiétudes économiques, un autre mal s’installe dans les esprits, révélant une souffrance sociale de plus en plus criante. Le traffic et la consommation de psychotropes et de cocaïne, en pleine explosion sur l’ensemble du territoire, en est le symptôme le plus frappant.
La France est ainsi devenue l’un des premiers pays consommateurs de cocaïne en Europe. Le phénomène, qualifié de « tsunami blanc » par les forces de l’ordre, s’explique en partie par l’effondrement progressif des prix, divisés par quatre en vingt ans. Mais il traduit surtout un basculement culturel et social inquiétant. L’usage actuel de cocaïne, multiplié par plus de dix entre 1992 et 2024, témoigne d’une fuite en avant d’une partie de la population face à une réalité ressentie comme insupportable. Derrière les chiffres froids des addictions et de la délinquance se dessine une France en mal de repères, où l’angoisse économique, la précarité sociale et le désenchantement politique alimentent une recherche effrénée de paradis artificiels et de subterfuges politiciens caractérisés par un déni de réalité .
Il ne s’agit pas seulement d’une question de santé publique, mais d’un révélateur profond du malaise national. La crise économique, les tensions sociales, la défiance envers les institutions et le sentiment d’un avenir bouché contribuent à installer un climat délétère dans l’hexagone et qui se propage en Guadeloupe et Martinique . La violence et le recours massif aux paradis artificiels lors de rave party ou boat party des jeunes devient alors une réponse désespérée à l’absence de perspectives et à l’épuisement psychologique d’une société en perte de confiance.
En effet, c’est pas peu dire que la France traverse une zone de fortes turbulences où les dynamiques économiques et politiques se confondent, accentuant un climat de fragilité déjà inquiétant. Derrière la perspective d’une chute du gouvernement de François Bayrou, c’est en réalité l’ensemble de la trajectoire financière du pays qui vacille, révélant un problème structurel que nul pouvoir n’a su résoudre jusqu’à présent : l’insuffisance de travail. Depuis plusieurs décennies, la production nationale souffre d’un ralentissement progressif, fruit d’un rapport ambigu des Français à l’effort, marqué par la quête de qualité de vie, l’attrait des congés, la multiplication des jours fériés, l’essor des arrêts maladie et une propension récurrente à la contestation sociale. En parallèle, la dette publique s’est envolée à des niveaux vertigineux, dépassant en 2025 les 3 350 milliards d’euros, un poids insoutenable qui illustre l’écart croissant entre les aspirations sociales et la réalité économique.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 1980, un salarié travaillait en moyenne 1 860 heures par an ; en 2020, ce chiffre est tombé à 1 407 heures, soit une chute de 24 % en quarante ans. La concomitance de cette baisse avec l’explosion de la dette nourrit l’idée que la diminution du temps de travail et la crise budgétaire vont de pair. Les 35 heures, les RTT et les multiples avantages sociaux sont devenus autant de symboles d’un pays qui se serait habitué à vivre au-dessus de ses moyens. La productivité elle-même s’essouffle : la France, comparée à ses voisins européens, affiche un retard inquiétant. Certains économistes estiment qu’un redressement de la discipline collective et un effort accru de productivité pourraient rétablir l’équilibre, mais chaque tentative de réforme faisant appel à l’effort et au sacrifice se heurte à une résistance sociale farouche des français , comme l’a montré le rejet de la simple idée de supprimer deux jours fériés.
La culture managériale française contribue également à ce blocage. Jugée trop laxiste, trop peu structurée, elle laisse place à une conflictualité endémique où les grèves tiennent lieu de régulation sociale. Ce rapport historique à la contestation, héritage d’un esprit révolutionnaire et frondeur, finit par peser lourdement sur l’image et la compétitivité du pays. François Bayrou lui-même a reconnu que la dette est devenue un « piège dangereux, potentiellement irréversible », dont les conséquences dépasseront la seule sphère économique pour atteindre le plan moral : celui d’une nation qui refuse de se confronter à ses responsabilités collectives. Et force est de constater un signe très négatif de défiance : le taux de la dette française à 30 ans dépasse actuellement 4,50%, au plus haut depuis 2009.
Or, cette vulnérabilité structurelle se combine désormais avec une instabilité politique croissante. L’annonce d’un vote de confiance le 8 septembre, que le gouvernement semble mal engagé à remporter, a déjà produit des effets tangibles sur les marchés financiers. L’écart entre les taux français et allemands s’est accru, atteignant 79 points de base, preuve que les investisseurs intègrent le risque politique dans leurs anticipations. Une dégradation de la note souveraine par les agences de notation, dont Fitch doit se prononcer le 12 septembre, pourrait accentuer encore cette méfiance et renchérir durablement le coût de l’endettement. Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, a d’ailleurs rappelé que les « développements politiques » ont un impact direct sur l’économie et sur la perception du risque pays.
Les conséquences prévisibles sur la croissance de la Guadeloupe et de la Martinique sont tout aussi préoccupantes. Si l’Insee avait laissé entrevoir une dynamique fragile mais encourageante avec un acquis de croissance de 0,6 % du PIB à fin juin, les soubresauts politiques menacent désormais de briser cet élan. La trajectoire budgétaire, déjà difficilement tenable, semble compromise. L’objectif affiché par François Bayrou de ramener le déficit à 4,6 % du PIB en 2026 paraît aujourd’hui irréaliste. Les prévisions les plus optimistes tablent plutôt sur un maintien autour de 5 %, tandis que la probabilité d’un ajustement plus sévère augmente en cas de vacance prolongée du pouvoir exécutif. Le risque est clair : sans gouvernement stable, aucune réforme de fond ne pourra être conduite, et la consolidation des finances publiques restera un vœu pieux pour la France et une menace pour les Antilles.La crise politique qui secoue la France hexagonale ne saurait être analysée comme un phénomène circonscrit à Paris ou à l’Assemblée nationale. Ses répercussions, à la fois économiques et sociales, traversent l’Atlantique et viennent frapper la Guadeloupe et la Martinique avec une intensité redoublée, tant ces territoires restent dépendants des choix budgétaires et institutionnels de l’État central. Dans un contexte où la société antillaise connaît déjà une mutation accélérée, marquée par l’effritement des solidarités traditionnelles et la montée d’un individualisme générateur de tensions, l’incertitude qui pèse sur la France hexagonale ajoute une dose supplémentaire d’instabilité. Or, derrière le vacarme de la polémique, ce sont les équilibres économiques ultramarins qui vont vaciller avec la survenue très probable d’une crise financière. Ainsi, déjà l’on peut noter la réaction immédiate des marchés financiers, avec l’anticipation d’une hausse des taux d’intérêt, qui entraîne un alourdissement mécanique du coût de la dette publique, ce qui réduit la capacité d’investissement de l’État et par ricochet celle des collectivités locales. En Guadeloupe comme en Martinique, cette dynamique se traduit par une menace directe sur les infrastructures, déjà en retard, qu’il s’agisse des réseaux d’eau et de transport, des hôpitaux ou des équipements scolaires. L’hypothèse d’une « année blanche » budgétaire, évoquée dans les cercles gouvernementaux, signifierait concrètement le gel ou le report de projets essentiels, avec pour corollaire une aggravation du chômage, un ralentissement de l’activité des entreprises locales et une pression accrue sur les contribuables. Les mesures impopulaires envisagées, telles que la suppression de jours fériés ou la réduction des dépenses publiques, sont perçues comme particulièrement injustes dans des territoires où le coût de la vie dépasse largement celui de l’Hexagone et où les inégalités sociales demeurent criantes.
La situation est d’autant plus préoccupante que la suspension annoncée de certaines mesures de sécurité, confirmée par le ministre de l’Intérieur lors de son passage en Guadeloupe, laisse les populations face à une montée des violences que les forces de l’ordre, déjà sous-dotées, peinent à endiguer. À la fragilité économique vient ainsi s’ajouter une insécurité croissante, nourrissant un sentiment d’abandon qui creuse encore le fossé entre les citoyens et l’État. Ce double impact – budgétaire et sécuritaire – crée un cocktail explosif, où la défiance envers les institutions risque de se transformer en contestation ouverte avec le mouvement bloquons toute la France . Dans ce contexte, la décomposition du tissu social français, marquée par l’hystérisation du débat politique et la radicalisation des positions, agit comme un miroir grossissant dans les Antilles. Les fractures hexagonales, loin de rester à distance, s’exportent et se mêlent aux tensions locales, exacerbant un malaise qui pourrait à terme déstabiliser durablement les équilibres économiques et sociaux de la Guadeloupe et de la Martinique. Loin d’être un simple théâtre d’ombres parisien, l’instabilité institutionnelle menace directement le quotidien des Antillais et leur avenir collectif, en compromettant à la fois la sécurité, les finances locales et la capacité d’investir dans leur propre développement.
Ainsi, le pays se retrouve face à un dilemme dramatique. Soit il accepte de repenser son rapport au travail, de réhabiliter la valeur de l’effort et de la productivité, et d’instaurer une culture managériale plus rigoureuse, soit il s’enferme dans une spirale d’endettement et d’instabilité dont il ne sortira pas indemne. Car le danger n’est pas seulement celui des chiffres et des marchés : il est aussi celui d’une société qui préfère défendre ses acquis sociaux plutôt que de bâtir les conditions de sa prospérité future. La chute éventuelle du gouvernement Bayrou cristallise cette crise d’identité collective, où l’incapacité à faire des choix courageux menace de faire vaciller tout l’édifice économique et social. En définitive, la France se trouve à la croisée des chemins : ou bien elle redécouvre que le travail reste la clef d’un destin commun, ou bien elle se condamne à voir s’éroder progressivement sa souveraineté économique, au risque de léguer aux générations futures un fardeau insupportable.
«Sé an lanmen ka lavé lòt » → traduction littérale : c’est une main qui lave l’autre. Moralité : L’imbrication des situations est indéniable entre la France et les Antilles et la solidarité est essentielle .
Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public