« Pensée féministe décoloniale » 

Une anthologie de textes, fondateurs et plus récents, pour mieux saisir toute la diversité du féminisme décolonial en Amérique du Sud.

En librairie le 12 mai. Déjà disponible en exclusivité sur le site !

320 pages. ISBN : 978-2-490297-19-1

Quinze autrices originaires d’Amérique du Sud, centrale et caribéenne questionnent les concepts du genre, du patriarcat, du développement. Elles défendent un féminisme communautaire et autochtone, un féminisme noir, un écoféminisme, une améfricanité. Elles prônent le bien vivre, une autre conception des droits humains ou un nouveau véganisme.

De cet ouvrage émerge une pensée contestatrice, multiple et rénovatrice, qui questionne, enrichit et mobilise de nouvelles réflexions et actions pour le(s) féminisme(s) contemporain(s). Un livre pour lutter contre toutes les formes d’oppression et rêver à de nouvelles solidarités…

En couverture, un clin d’œil au wiphala, ces carrés de sept couleurs assemblés en drapeau, symbole politique et culturel pour de nombreux peuples autochtones d’Amérique.

Table des matières

Noircir le féminisme/Sueli Carneiro.
Pour un féminisme afro-latino-américain/Lélia Gonzalez
La colonialité du genre/Maria Lugones
La condescendance : une stratégie pater-coloniale de pouvoir/Susana de Castro
Construire des méthodologies féministes depuis le féminisme-décolonial/Ochy Curiel
Féminisme intersectionnel, féminisme anti-abolitionniste : murset ponts dans la pratique féministe/Maria Elvira Diaz Benite
Penser depuis le féminisme : critiques et alternatives au développement/Alba M. Aguinaga Barragán, Miriam Lang,Dunia Mokrani Chávez, Alejandra Santillana
Pour une conception améfricaine des droits humains/Thula Rafaela de Oliveira Pires
Agroécologie, (éco)féminismes et « bien vivre » : émergencesdécoloniales dans le mouvement environnementaliste brésilien/Maria da Graça Costa
Le patriarcat de faible intensité du monde pré-intrusion face au patriarcat moderne de la colonialité/Rita Laura Segato
La cosmovision maya et le patriarcat : une interprétation critique/Aura Cumes
Le féminisme et le projet décolonial : des outils critiques pour repenser le véganisme/Martina Davidson

 

Découvrir l’anthologie « Pensée féministe décoloniale » 

Noircir le féminisme

— Par Sueli Carneiro —

Les conditions historiques qui, sur le continent américain, ont présidé à la chosification des Noir·es et plus particulièrement des femmes noires sont connues. On sait aussi que dans toute situation de conquête et de domination, un des emblèmes qui affirme la supériorité du groupe vainqueur est l’appropriation sexuelle des femmes du groupe vaincu.

Au Brésil, en Amérique latine et dans les Caraïbes, toutes les constructions relatives à notre identité nationale découlent du viol colonial perpétré par les hommes-seigneurs1 blancs sur les femmes noires et autochtones et sur le mélange qui en a résulté. C’est bien cela qui structure le mythe de la « démocratie raciale » latino-américaine, dont le Brésil en est l’expression la plus aboutie. Cette violence sexuelle coloniale est également le ciment de toutes les hiérarchies de sexe et de « race » que l’on peut observer dans nos sociétés ; elle configure ce qu’Angela Gilliam appelle « la grande théorie du rôle du sperme dans la formation nationale » par laquelle, pour reprendre son analyse :

« 1. Le rôle des femmes noires dans la formation de la culture nationale est nié.

2. L’inégalité entre hommes et femmes est érotisée.

3. La violence sexuelle contre les femmes noires a été transformée en «histoire d’amour». » (2)

Ce que l’on pourrait considérer comme un passé révolu ou une réminiscence lointaine du passé colonial reste au contraire très présent dans l’imaginaire social, réapparaissant sous de nouveaux traits et avec de nouvelles fonctions dans l’actuel ordre social soi-disant démocratique – où les rapports de genre, de « couleur » ou de « race » institués pendant la période esclavagiste sont restés intacts.

Les femmes noires ont une expérience historique qui leur est propre et que le discours classique sur l’oppression des femmes n’a pas recueillie. L’oppression qu’elles ont soufferte a produit et continue de produire des différences qualitatives sur leur identité de femmes, que ce discours a également ignorées.

Quand on parle du mythe de la fragilité féminine, qui a justifié historiquement la protection paternaliste des hommes envers les femmes, de quelles femmes parle-t-on ? Nous, les femmes noires, nous faisons partie d’une catégorie de femmes, probablement majoritaires, qui n’ont jamais observé en ellesmêmes les reflets de ce mythe, parce qu’elles n’ont jamais été traitées comme des êtres fragiles. Nous faisons partie d’une catégorie de femmes qui ont travaillé pendant des siècles comme esclaves, labourant la terre ou arpentant les rues comme vendeuses ou comme prostituées – de femmes qui ne comprenaient absolument pas les discours des féministes arguant que les femmes devaient sortir dans la rue et travailler !

Nous faisons partie d’une catégorie de femmes chosifiées.

Hier, au service de fragiles maîtresses et de nobles messieurs vicieux. Aujourd’hui, employées domestiques des femmes libérées. Quand nous parlons d’en finir avec le mythe de la reine du foyer, de la muse idolâtrée par les poètes, à quelles femmes pensons-nous ? Les femmes noires font partie d’une catégorie de femmes qui ne sont reines de rien du tout, qui sont dépeintes comme les anti-muses de la société brésilienne – dont le modèle de beauté est la femme blanche. C’est à des femmes comme nous que s’adresse la phrase suivante, dans les offres d’emploi :

« bonne présentation requise », ce qui signifie : Noires s’abstenir.

C’est ce qui explique que pour nous, la perspective féministe qui s’impose inclut le genre comme une variable théorique « parmi les autres », comme l’affirment Alcoff et Potter, et qui : « ne peut pas être séparée des autres axes d’oppression. […]

Une analyse unique est impossible. Si le féminisme doit libérer les femmes, il doit affronter toutes les formes d’oppression. »3

À partir de là, un féminisme noir construit dans des sociétés multiraciales, pluriculturelles et racistes – comme le sont les sociétés latino-américaines – a pour principal axe d’articulation le racisme et son impact sur les rapports de genre, puisque dans nos sociétés, le racisme détermine la hiérarchie de genre.

De manière générale, dans ce contexte social, l’unité de la lutte des femmes dépend de notre capacité à dépasser non seulement les inégalités historiquement produites par l’hégémonie masculine, mais aussi les idéologies complémentaires de ce système d’oppression, notamment le racisme. Le racisme établit l’infériorité sociale des segments noirs de la population en général et des femmes noires plus particulièrement, opérant de surcroît comme un facteur de division dans la lutte des femmes, du fait des privilèges qu’il institue en faveur des femmes blanches.

Dans cette perspective, la lutte des femmes noires contre l’oppression de genre et de « race » dessine de nouveaux contours pour l’action politique féministe et antiraciste, enrichissant aussi bien la discussion de la question « raciale » que celle du genre.

Ce nouveau regard féministe et antiraciste s’intègre à la tradition de lutte des mouvements noirs comme à celle du mouvement des femmes et affirme une nouvelle identité politique qui est la résultante de la condition spécifique d’être femme et Noire.

L’actuel mouvement de femmes noires, en mettant sur le devant de la scène politique les contradictions qui résultent des variables « race », classe et genre, propose de synthétiser les perspectives de lutte portées historiquement par les mouvements noirs et de femmes du pays, noircissant d’un côté les revendications féministes pour les rendre plus représentatives de l’ensemble des femmes brésiliennes, et de l’autre féminisant les propositions et les revendications du mouvement noir.

Noircir le mouvement féministe brésilien a signifié, concrètement, signaler et inscrire dans l’agenda du mouvement des femmes l’importance de la question « raciale », par exemple, dans la caractérisation de la violence contre les femmes (en introduisant le concept de violence raciale comme un aspect déterminant des violences subies par la moitié de la population féminine du pays qui n’est pas blanche), dans la formulation des politiques publiques de santé (pour y inclure les maladies ethnico-raciales ou les maladies qui affectent le plus la population noire), dans la critique des mécanismes de sélection sur le marché du travail (pour analyser le critère de « bonne présentation » comme un mécanisme qui maintient les inégalités entre les femmes noires et blanches et les privilèges de ces dernières), et enfin dans la politique démographique.

La biotechnologie, et plus particulièrement l’ingénierie génétique, placent aujourd’hui au centre du débat un certain nombre de questions éthiques et eugéniques. Les politiques de santé et de population en fournissent un exemple concret.

Certes, historiquement, le mouvement noir a donné la priorité à la lutte contre un certain nombre de pratiques génocidaires comme la violence policière, l’extermination des enfants ou l’absence de politiques sociales qui garantissent l’exercice des droits citoyens fondamentaux. Mais les politiques de santé et de population nous placent aujourd’hui devant une menace de génocide du peuple noir brésilien encore plus inquiétante. Actuellement, à la réduction de la population par le biais de la stérilisation massive, à la progression du sida et à l’augmentation de l’abus de drogues dans notre population, s’ajoutent les menaces des nouvelles biotechnologies. L’ingénierie génétique en particulier et ses pratiques eugénistes pourraient bien devenir les nouvelles armes de ce génocide – et c’est aussi contre cela que l’ensemble du mouvement doit absolument agir.

L’importance de ces questions pour les populations considérées comme « jetables/ inutiles » comme les Noir·es, et l’intérêt croissant que montrent les institutions internationales pour le contrôle de la croissance de ces populations, ont amené le mouvement des femmes noires à développer une perspective de lutte internationale. Cet internationalisme vise à une diversification des thématiques et permet de développer de nouveaux objectifs communs et de nouvelles alliances en favorisant la coopération interethnique. Les femmes noires se rendent de plus en plus compte de la nécessaire articulation et intervention de la société civile à l’échelle mondiale, due aux processus de globalisation néolibérale qui augmentent la féminisation de la pauvreté – entre autres choses. Cette prise de conscience nous a amenées à développer des actions régionales en Amérique latine et dans les Caraïbes, ainsi qu’avec les femmes noires du Premier monde, pour renforcer notre participation dans les forums internationaux où les mouvernements et la société civile s’affrontent et définissent l’insertion des peuples du tiers-monde dans le troisième millénaire.

Ce type d’intervention internationale, en particulier dans les conférences mondiales convoquées par les Nations Unies à partir des années 1990, nous a permis de donner une plus grande portée nationale et internationale au débat sur la question raciale et de sensibiliser les mouvements sociaux, les gouvernements et les Nations Unies à la lutte antiraciste et au respect de la diversité.

C’est dans cette perspective que nous avons agi lors de la Conférence du Caire sur les politiques de population : à une époque où le concept de « populations superflues » se diffuse, les femmes noires estiment que la liberté reproductive est essentielle pour les ethnies discriminées, pour empêcher les politiques de contrôle, racistes. De même, nous avons participé à la Conférence de Vienne sur les Droits de la personne, qui a abouti à l’engagement – sur une proposition du gouvernement brésilien – de réaliser avant l’an 2000 une conférence mondiale sur le racisme et une autre sur la migration. Nous avons travaillé de même à la préparation de la Conférence de Pékin, réalisant un séminaire à Mar del Plata avec des femmes noires de seize pays d’Amérique latine et des Caraïbes, où a été produit un document pré-Pékin, repris ensuite par des femmes noires organisées du Premier monde.

Ces Conférences mondiales sont devenues des espaces importants dans le processus de réorganisation du monde après la chute du Mur de Berlin et constituent aujourd’hui des forums où s’établissent des recommandations de politiques publiques pour le monde entier.

Dans ces forums, parmi les groupes discriminés, le mouvement féministe international a montré qu’il était une des forces de lobbying les plus efficaces. C’est ce qui explique les avancées obtenues sur les questions des femmes lors des Conférences de Vienne sur les Droits de la personne, du Caire sur les politiques de population, et de Rio sur l’environnement.

Parmi les résultats des efforts réalisés par les femmes en vue de la Conférence de Pékin, pour la première fois dans l’histoire de la diplomatie internationale, dans la réunion du G-77 (groupe des pays en développement dont il fait partie), le Brésil a protesté contre le retrait du terme « ethnico- racial » de l’article 32 de la déclaration de Pékin – question sur laquelle les femmes noires du Brésil et des pays du Nord avaient décidé de ne pas céder. La fermeté de la position brésilienne a permis que la rédaction finale de l’article 32 affirme la nécessité : « d’intensifier les efforts pour garantir la jouissance de tous les droits de la personne et de toutes les libertés fondamentales, en conditions d’égalité, à toutes les femmes et fillettes qui affrontent de multiples obstacles à leur développement et à leur progrès en raison de facteurs tels que la race, l’âge, l’origine ethnique, la culture, la religion…»4.

Il s’agit maintenant de lutter pour s’assurer que cette conquête se concrétise dans la vie réelle, la prochaine étape consistant à suivre de près la mise en application de ces accords par nos gouvernements.

L’origine blanche et occidentale du féminisme a produit un certain type d’analyse et de discours hégémonique à propos des différences de genre et a conduit à ce que les femmes non-blanches et pauvres du monde entier luttent pour intégrer dans ce féminisme les spécificités raciales, ethniques, culturelles,

religieuses et de classe.

Jusqu’où les femmes non-blanches avanceront-elles sur ces questions ? Les alternatives de gauche, de droite et du centre se construisent à partir des paradigmes institués par ce féminisme qui, selon Lélia González, présentent deux problèmes aux yeux des femmes noires. D’un côté, le biais « eurocentriste » du féminisme brésilien en fait un complice de plus de la soi-disant « démocratie raciale » et de l’idéal de blanchiment. En effet, il néglige la question de la centralité de la « race » dans les hiérarchies de genre et il universalise les valeurs d’une culture particulière – occidentale – en prétendant les étendre à toutes les femmes, sans prendre en compte les processus de domination, de violence et d’exploitation qui sont à la base des interactions entre Blanches et non-Blanc·hes. D’autre part, ce féminisme fait preuve d’un regrettable éloignement par rapport à la réalité vécue par les femmes noires : [en niant] « toute une histoire de résistances et de luttes, dont ces femmes ont été les protagonistes grâce à la dynamique d’une mémoire culturelle ancestrale (qui n’a rien à voir avec l’eurocentrisme de ce type de féminisme) »5.

Quels nouveaux contenus les femmes noires pourront-elles apporter à la scène politique au-delà de la « touche de couleur » qu’elles ajoutent à la théorie féministe ?

La féministe noire nord-américaine Patricia Hill Collins affirme que le féminisme noir serait :« un ensemble d’expériences et d’idées partagées par des femmes afro-américaines, un point de vue particulier sur soi, sur la communauté et sur la société […], qui se base sur des interprétations théoriques de la réalité des femmes noires faites par celles-là même qui la vivent »6.

Dans cette perspective, Hill Collins signale certains « thèmes fondamentaux qui caractérisent le point de vue féministe noir », parmi lesquels : « 1. L’héritage d’une histoire de lutte ; 2. Le caractère interconnecté de la « race », du genre et de la classe ; 3. La lutte contre les stéréotypes ou les « images d’autorité ». »7

Allant dans le sens de la pensée de Hill Collins, Luiza Bairros utilise l’image de l’employée domestique comme paradigme de la marginalisation de la femme noire. À partir de cette figure, elle tente de trouver des spécificités qui lui permettent de réarticuler les points avancés par Hill Collins et conclut que : « cette marginalité particulière produit un point de vue spécial de femme noire, permettant une vision différente des contradictions dans les actions et dans l’idéologie du groupe dominant. La grande tâche est d’affirmer cette potentialité, par la réflexion et l’action politique. »8

Le poète noir Aimé Césaire écrivait : « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier et par dilution dans l’universel. »

9 Notre utopie aujourd’hui consiste à chercher un chemin de traverse entre une négritude réductrice de la dimension humaine et une universalité occidentale hégémonique qui annule la diversité.

Être Noir sans être seulement Noir, être une femme sans être seulement une femme, être une femme noire sans n’être qu’une femme noire. Atteindre l’égalité des droits, c’est devenir un être humain complet qui jouit d’un vaste ensemble de possibilités et d’opportunités, au-delà de sa condition de « race » et de genre : voilà le sens ultime de notre lutte.

Traduction : Jules Falquet

« Enegrecer o feminismo », intervention réalisée lors du séminaire international sur le racisme, la xénophobie et le genre lors de la conférence

de Durban, en Afrique du Sud, les 27 et 28 août 2001.

« Noircir le féminisme », Nouvelles Questions Féministes, vol. 24, n° 2, p. 27-32, 2005.

1 Cette traduction homme-seigneur tente de refléter le double sens que possède en espagnol le mot señor. (N.d.T)

2 GILLIAM, Angela. « Women’s Equality and National Libération » dans :

MOHANTY (eds.). Third World Women and the Politics of Feminism. Bloomington :

Indiana University Press, 2000.

7 ALCOFF Linda ; POTTER, Elizabeth. Feminist epistemologies. Abingdon, Oxon : Routledge, 2015.

4 IVe Conférence mondiale de la femme, art. 32. Beijing, Chine : ONU, 1995.

5 GONZALEZ, Lélia. Por um feminismo afro-latino-americano : ensaios, intervenções e diálogos. Rio de Janeiro : Zahar, 2020.

6 HILL COLLINS, Patricia. La pensée féministe noire, savoir, conscience et politique de l’empowerment. Paris : Payot et Rivages, 2021.

3 Ibid.

8 HILL COLLINS, Patricia. Op. cit.

9 Lettre d’Aimé Césaire à Maurice Thorez, 24 octobre 1956. Paris : Présenceafricaine, 195