Paul Rosine, Paulo… ou le parachèvement d’un artiste musicien.

Pianiste, chanteur, compositeur, auteur, arrangeur, chef d’orchestre.

— Par Manuel Césaire —

Mes quelques mots ne se réclament d’aucune exhaustivité.

D’autres avant moi ont discouru et disserté.

D’autres après moi, le feront car il faudra continuer à analyser, à comparer pour tenter de saisir, de comprendre l’arborescence de son œuvre et de son génie musical.

Un génie martiniquais et universel.

Ou encore un génie musical universel mis au service de sa « martiniquanité », de son identité profonde.

C’est sur cet aspect que je souhaite m’attarder, aujourd’hui.

Les influences dans l’œuvre de Paulo Rosine, on les entend, bien entendu.

De la musique classique au jazz, en passant par la musique de film et les musiques latino-américaines, ces influences stylistiques, ces procédés d’écriture sont identifiables dans l’orchestration générale, tant pour la section des cordes frottées (violons/alto/violoncelle) que pour la section de cuivres.

Paulo Rosine adaptera souvent la répartition des voix en fonction des pupitres disponibles. 

Le procédé d’harmonisation de la section de cordes s’apparente à la technique du quatuor à cordes. Néanmoins et faute d’avoir un 1er violon, un 2nd violon, un violon alto et un violoncelle, Paulo adaptera son harmonisation en fonction des instruments qu’il a « à sa disposition » ce, avec la contrainte des tessitures. Aussi, la « couleur » de la section de cordes de Malavoi tient aussi à sa composition originale : un 1er violon, un 2nd violon, un 3ème violon, un 4ème violon et un violoncelle. SI Paulo réunit une dizaine de violoniste en 1980 quand il reprend la direction musicale du groupe, il n’en gardera que quatre : Emmanuel CESAIRE dit Mano, Christian de Negri, Jean-Paul Soïme, Philippe Porry et Jean-José Lagier au violoncelle. C’est cette section de cordes qui enregistrera la grande majorité des succès de la renaissance de l’orchestre. Tant les capacités techniques des instruments que celles des instrumentistes sont mises à rude épreuve. Paulo explore les tonalités, à la recherche de couleurs spécifiques et en tenant compte également du spectre, du timbre et de la tessiture vocale de l’interprète emblématique : Ralph Thamar. À deux, piano/chant, ils chantent ensemble le thème dans plusieurs tonalités avant de fixer la tonalité définitive de l’œuvre musicale. La section de cordes s’adaptera. Dans l’histoire de la musique, il existe des tonalités plus propices à l’expression des cordes, des cuivres, des bois. Sous le crayon de Paulo, les violonistes joueront dans toutes les tonalités, quel que soit « l’armure » : le nombre de bémols ou de dièses à la clé. Les nappes sont rares, les phrasés s’apparentent à des riffs, des formules rythmiques syncopées et dynamiques. À 2, 3 ou 4 voix, les parties de la section cordes participent à l’identité rythmique du morceau, elles ne sont pas déconnectées du rythme, elles contribuent au rythme, au swing général du titre. Les parties violons sont aussi très mélodiques et tonales, elles peuvent être reprises et chantées par le public à l’instar, de la mélodie principale interprétée par le chanteur. Tendez l’oreille lors des concerts et vous remarquerez que Jean-Marc Albicy, à la remarquable virtuosité, « s’amuse » parfois à doubler certaines parties violons, à la basse. 

Paulo Rosine associera régulièrement d’autres sonorités et timbres instrumentaux. La flûte traversière de Robin Vautor dans Zwèl, la contrebasse de Jean-Marc Albicy, la Mandoline de Mano Césaire pour Marinelle, titre composé par Paulo Rosine après le passage du groupe en Colombie. 

Mais c’est l’album Matébis, pour lequel des moyens plus importants seront mis à disposition du chef d’orchestre et de l’arrangeur, qui permettra à Paulo d’avoir à la fois une section de cordes complète et une section de cuivres (sur le titre Mama d’Ernest Léardé). Paulo exploitera sur cet album tant les registres que les esthétismes et autres climats dans ses orchestrations. L’on peut considérer que cet album consacre le talent et la maturité orchestrale de l’arrangeur. Une histoire orchestrale qui débute dans les années 70, au départ de Mano Césaire et où Paulo Rosine intègre une section de cuivres. Il ne reste qu’un violon : celui de Christian de Negri. Cette période « cuivrée » de Malavoi est souvent passée sous silence. Après avoir animé et écumé les « paillottes », Paulo avait brutalement mis un terme à cette période très dansante de l’histoire de Malavoi, période durant laquelle les orchestres se défiaient régulièrement. 

An 1981, Paulo Rosine, accompagné du batteur Denis Dantin recontacte Mano Césaire (fondateur du groupe) afin de reconstituer l’orchestre. Les trois amis se retrouvent et Paulo Rosine exprime son souhait de renouer avec des violons mais cette fois-ci, une section de cordes plus étoffée. La suite, nous la connaissons. Après Pierre Jabert, Julien Constance, Maurice Marie-Louise, Raphael Rimbaud, Ralph Thamar devient l’unique chanteur. C’est aussi à cette époque que Nicol Bernard, percussionniste de Fal Frett, intègre le groupe Malavoi. Si Nicol est un excellent percussionniste, il est aussi un percussionniste complet. Il met à disposition du groupe tout l’éventail des percussions rythmiques et harmoniques (marimba, xylophone, vibraphone). Paulo en tirera pleinement profit dans ses orchestrations. Nous avons en mémoire la belle et poétique introduction au vibraphone interprétée par Nicol, écrite par Paulo quand, il revisite le titre Pléré chaben d’Alexandre Stellio. (Paulo a aussi joué du vibraphone, aux côtés du pianiste Alain Jean-Marie dans les premiers albums de Malavoi « Mano et la formation Malavoi »). 

Avec le renouveau de Malavoi en 1981 et le choix exclusif d’une section de cordes, Paulo évoquera très rarement cette période cuivre des années 70, tel un chapitre clôturé, une page tournée, un tome refermé. 

Et pourtant… Si l’exécution instrumentale de la section cuivre n’était pas toujours juste ou en place, la modernité de l’orchestration est indéniable. L’originalité, la répartition des voix, la structure des riffs, l’écriture contrapuntique impressionnent par leur conception et permettent déjà à Paulo de se distinguer, en tant que chef d’orchestre. À la fin des années 70, sur le territoire martiniquais, deux arrangeurs martiniquais se distinguent du fait de la modernité de leur écriture orchestrale pour cuivres : Paulo Rosine et Daniel Marie-Alphonsine.

Ce propos n’a pas pour but de hiérarchiser mais de distinguer. À cette époque, la section de cuivres de la grande majorité des orchestres qui animent les bals, jouent à l’unisson, parfois à deux voix et les phrasés utilisent peu le procédé contrapuntique. La structure des morceaux est également très académique. Paulo Rosine et Daniel Marie-Alphonsine apportent une nouvelle vision tant de l’harmonie que de la structuration des morceaux. Les introductions, les « ponts » et les codas évoluent et intègrent d’autres influences esthétiques, caribéennes, américaines et même européennes.

Mais revenons à Paulo Rosine et son rapport aux cuivres. S’il semble avoir tourné le dos à cette période du groupe Malavoi, l’histoire montrera son désir, son plaisir et ses qualités d’arrangeur pour cuivres. 3 exemples afin d’illustrer mon propos : 

– Le West Indies Jazz Band (projet porté par le CMAC sous la direction de Fanny Auguiac) pour lequel Paulo officiera en tant que pianiste, compositeur et arrangeur aux côtés de Jacky Bernard et de Luther François. Tel un chef cuisinier face à ses ingrédients, condiments et ustensiles, Paulo fera entendre la pleine mesure de sa vision orchestrale et de ses capacités d’arrangeur

– Malavoi au Zénith (1987), concert mythique du groupe pour lequel Paulo ajoutera à la section de cordes, une section de cuivres (trompettes, sax, trombone) composée de musiciens caribéens sélectionnés par Luther François (certains d’entre eux faisant également partie du West indies jazz band

– L’album Matébis (1992), ultime album arrangé et dirigé par Paulo où l’on retrouvera une section de cuivres et aussi, une instrumentation élargie. Si la section de cordes reste omniprésente

Les différentes expériences musicales montrent « l’amplitude » de la vision orchestrale de Paulo Rosine et la permanente évolution de son écriture. Et même s’il n’a pas eu le temps de l’expérimenter, j’ose à penser que Paulo aurait « commis » de prodigieuses expériences de type symphonique si l’en avait eu l’occasion et le temps.

Mon propos n’est ni biographique, ni universitaire et encore moins encyclopédique. Il est d’un tout autre genre et vise mettre en exergue un aspect que je juge fondamental dans l’œuvre de Paulo Rosine : son amour profond pour la culture et l’imaginaire de son pays, pour son peuple et sa langue créole et pour le patrimoine musical martiniquais.

Paulo Rosine, l’auteur :

Je laisserai aux créolistes, le soin de faire une analyse approfondie des textes des compositions de Paulo Rosine. Le soin apporté aux proverbes, aux expressions, aux métaphores, aux scènes de vie, à l’âme martiniquaise.

Paulo Rosine ou la haute-couture musicale :

Dès 1981, sur chaque album, dans tous les concerts, Paulo revisitera les standards du patrimoine musical martiniquais : bèlè, biguine, mazurka, valse et rumba créoles (réécoutez Gram é gram, Ti citron, Pléré chaben, Amélia, la Sirène, Loup garou, Conversation, etc…) Allant au-delà des frontières martiniquaises, il revisitera d’autres standards, la Guadeloupéenne de Abel Beauregard, El Carretero de Guillermo Portabales, Syracuse d’Henri Salvador…

Pourquoi parler de couturier ? Car revisiter une œuvre ancienne, de manière orchestrale et moderne, c’est comme ôter les vêtements, les accessoires, changer la coiffure de l’époque et les remplacer par de nouvelles tendances tout aussi adaptées au « mannequin », sans dénaturer l’œuvre originelle. Ne pas copier mais inventer une autre forme, différente, originale et toute aussi pertinente d’un point de vue artistique. 

Paulo Rosine, c’est aussi cet amour pour la beauté esthétique de la mélodie et son importance dans l’œuvre,

Le lyrisme des mélodies et des arrangements pour les cordes,

Le soin apporté aux introductions, aux transitions et aux codas,

Le cheminement qui amène une modulation, 

L’équilibre entre les parties chantées et les parties instrumentales,

La dimension mélodique de ses improvisations qui peuvent être chantées ou reprises telles quelles,

La discrétion du pianiste qui sait se faire accompagnateur et qui veille à tout moment à l’équilibre de l’ensemble, 

La précision et l’exactitude de l’écriture et une méthodologie en répétition et en studio,

La complicité bienveillante vis-à-vis du chanteur lead et pour chaque instrumentiste.

En tant qu’arrangeur et chef d’orchestre, je terminerai mon propos sur un aspect moins ostentatoire et qui pourtant me semble déterminant dans l’approche qu’on peut avoir de l’œuvre musicale de Paulo Rosine. 

Paulo Rosine écoute et joue une variété de style musicaux qui lui sont contemporains ou antérieurs. Au piano-bar La carafe ou au Pélican, il joue Oscar Peterson, Chick Corea, Duke Ellington ou Thelonious Monk. À l’occasion de bœufs, il observe admirativement le jeu de Marius Cultier. À son domicile, il joue aussi bien de vieilles biguines que des thèmes de Michel Legrand, de Ricardo Rae ou de Frantz Chopin. Quand il en a le temps, il accompagne les negro-spirituals de la chorale Joie de Chanter. 

Les influences sont indéniables et elles transpirent l’art de la composition et de l’orchestration chez Paulo Rosine, 

Les influences enrichissent son art de la composition et de l’arrangement.

Un enrichissement au service d’une vision et d’un objectif très clair : apporter une autre dimension à la musique martiniquaise. 

Une dimension internationale, ce qui par ailleurs, se vérifiera. 

L’âme de la musique martiniquaise n’est pas travestie, elle n’est pas altérée, elle s’exprime autrement.

Paulo Rosine met au service de la musique martiniquaise, de son identité musicale, tout son savoir-faire technique, harmonique et orchestral.

Il ne « pose » ou ne « superpose » pas par-dessus nos rythmes, des harmonies, des phrasés, des mélodies jazz ou classiques. Ce n’est ni une superposition de genres, ni un assemblage stylistique. Il ne s’agit pas de faire jouer à un orchestre symphonique, une symphonie de Mozart sur une rythmique martiniquaise ou de prendre des motifs et/ou des procédés spécifiques à l’écriture pour Big Band et de les poser sur une mazurka. 

Non. Ce sont les techniques d’orchestration qui intègrent nos phrasés, nos syncopes, nos appuis rythmiques. Il s’agit d’une démarche innovante et originale pour l’époque. Paulo Rosine utilise sa maitrise harmonique, mélodique et orchestrale afin de vivifier, de moderniser, de faire évoluer une expression musicale résolument martiniquaise. Écoutez ou réécoutez les formes mélodiques, le phrasé des cordes, les breaks, l’accompagnement du piano et de la basse, l’emboîtement entre les percussions et la batterie. Écoutez les variations de Denis Dantin qui insère des phrasés de tambour bèlè avec son tom basse. Ralph Thamar qui chante tout en faisant le tibwa. Prenez le temps d’écouter les 3 minutes 5 secondes d’introduction de Gram é Gram, inspiré d’un bèlè lisid. Parlons-nous d’introduction ou d’ouverture ? Une ouverture qui installe un climat, un ostinato des cordes sous la forme d’un long crescendo qui amène ensuite le thème revisité, déconstruit et reconstruit chanté par Ralph Thamar et au bout du cheminement, de cette promenade aux harmonies arborées, nous est amené non pas le couplet mais le refrain, clamé par un chœur masculin qui fut une des caractéristiques de Malavoi sur plusieurs albums. Laissez-vous chalouper par le rythme de réjane de Tout’ jé pa jé, la mélodie et les paroles de la Filo écrites avec la complicité de Jean-Paul Soïme, le refrain de Sidonie, les premières notes du couplet de Jou Ouvè. C’est indéniablement la Martinique qui s’exprime autrement. Écoutez et réécoutez et jouez les œuvres de Paulo Rosine et plus largement de nos artistes car l’éternité de l’artiste passe par la diffusion et la réinterprétation de ses œuvres.

Avec cette démarche, la musique martiniquaise ne subit pas le dictat d’autres genres, elle utilise et se sert des outils mis à sa disposition.

De sa terre nourricière, la musique martiniquaise tutoie l’universel.

Sans s’expatrier, Paulo Rosine s’adresse au monde,

sans être en conflit avec son histoire, son identité, 

avec l’audace, l’exigence et l’humilité des improbables conquêtes.

Car il s’agit véritablement d’une conquête vers d’autres territoires, d’autres publics.

Et les publics adhèrent, qu’ils soient au Japon, en Russie, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Canada, en Colombie, la liste des pays et des festivals est longue.

Aux côtés et complémentairement à Kassav’, Dédé St Prix, Kali, Marcé, Malavoi devient un des ambassadeurs musicaux de la Martinique.

Il y a encore tant à dire, à l’occasion de ce 30ème anniversaire…

Monsieur Paul Rosine, merci

Si cher Paulo, merci pour tout.

Tendres pensées à Sonia, Anne et Carole 

Manuel CESAIRE