Pas de Justice, Pas de Paix !

— Par Ali Babar Kenjah —

Qu’on se le dise : le bon temps des colonies touche à sa fin aux Antilles. Certes la pwofitasyon a encore quelques jours devant elle mais les nostalgiques de l’antan où les subalternes savaient se tenir (dans l’ombre, l’opprobre et la misère de leur race), ce temps là est révolu. Désormais le sucre vous sera amer et votre rhum blanc, de plus en plus sombre. Il fallait bien qu’un jour les consciences s’ouvrent à la prédation et à la domestication dont elles sont l’objet, de père en fils et de mère en filles depuis plus de quatre siècles. Car objets traités et manipulés ils ont été, objets maltraités et manipulés ils demeurent, créatures (véritable étymologie latine du mot « créole ») d’une civilisation de barbarie et d’iniquités. Une civilisation qui organisa la terre pour la prédation et l’humain, dans sa part nègre, pour la domestication et le confort des élites. Il était inévitable, voire même attendu, qu’émerge un désir de justice des profondeurs du razyé historique où la négation permanente de ce peuple a forgé le désespoir des enfants et ankayé la volonté des dirigeants.

Pouvons-nous continuer à supporter le spectacle de notre empoisonnement volontaire ? Pouvons-nous subir encore longtemps le scandale quotidien de l’eau empoisonnée la plus chère de France ? Chacun se fera son opinion. Une partie significative du peuple et de la jeunesse martiniquaise répond aujourd’hui, de manière radicale, dlo dépasé farin… Tan tala bout ! Sur ces seuls deux sujets particuliers, leur prise de conscience a produit une analyse globale, historique et sociale, de notre situation, une analyse décoloniale dont les effets corrosifs sur notre assimilation sclérosée ne cesseront que lorsque le drapeau Rouge Vert Noir, bannière de l’identité martiniquaise, flottera de Sainte-Anne à Grand-Rivière…
Beaucoup préféreraient que cette contestation n’ait pas lieu, ou qu’elle s’exprime dans les formes imposées par la bien-pensance coloniale. Et il est vrai que tous ces blocages gênent la consommation et le commerce. C’est bien le but recherché : faire passer le message que la petite domination tranquille, c’est fini. Nou fini fè konmès épi zot ! Au XIXème siècle les colonialistes français comme Jules Ferry, ont défini que la mission de la France était d’amener les peuples noirs à une maturité de civilisation pour qu’ils puissent s’asseoir en égaux à la table des nations. Nous y voilà. Nous estimons être prêts pour penser par nous mêmes au meilleur destin pour ce pays. Apparemment nos civilisateurs pensent le contraire ; qu’ils devraient continuer à exercer leur tutelle sur nos débiles consciences. Je ne sais qu’elle sera leur détermination à soutenir une telle erreur. La notre est absolue. Nos vies sont déjà engagées, le poison est en nous.

Personnellement, je ne crois pas que les békés soient notre ennemi principal. En tant que colons, ils ne sont qu’un des rouages de la colonialité d’État qui nous oppresse depuis, Colbert & Co. Derrière cet ennemi trop visible, la colonialité d’État ne se maintiendrait pas un jour de plus sans la complicité active de nos harkis locaux, qu’ils soient conscients et corrompus ou bien ignorants et sans ressources. L’imaginaire de ces élites françantilles, hérité de la classe des esclaves de maisons puis des mulâtres francs-maçons, alimente la soumission générale au processus de domestication, au profit de leurs privilèges d’intermédiaires (géreurs) entre la plèbe nègre, les colons et l’État autrefois providentiel. Le domestique est celui qui dit merci quand on le viole. Celui qui protège le maître au péril de sa vie. Beaucoup de Martiniquais sont reconnaissants à la France pour les aspects positifs de la colonisation. Césaire et ses véritables héritiers, non seulement ne le seront jamais mais ils dévoileront la parole cachée : « Utopie refondatrice », « Génocide par substitution »…

Aujourd’hui le premier danger auquel est confronté le peuple martiniquais est l’européanisation organisée du pays. La colonialité contrôle aujourd’hui l’à-venir de notre peuple à travers la francisation de l’Éducation Nationale en contrepoint de l’exode organisé de nos jeunes les mieux formés. Aujourd’hui l’État colonial et ses agents contrôlent l’écrasante majorité de l’ingénierie et de la réflexion de ce pays, dont c’était pourtant une des principales ressources. Tous ces fonctionnaires expatriés, investis d’une autorité séculaire sur des réalités qu’ils ont approchées sur dossiers et qu’ils survoleront le temps de leur promotion personnelle, tous ces complices coloniaux à l’insu de leur plein gré, doivent savoir que les justifications personnelles n’invalideront jamais les logiques systémiques. Walter Rodney disait que tous les membres des élites, cadres et classe dirigeante, devraient être considérés comme des ennemis du peuple, jusqu’à preuve du contraire… Voilà, les lignes sont tracées. Nous n’en sommes qu’au début d’une autre Martinique. Elle s’élève, en chœur à l’automne des peuples, sur l’exigence fondamentale d’une réparation universelle des crimes commis, à partir de laquelle toute beauté peut être convoquée : Pas de justice, pas de paix !