Parutions : Guy Debord, Yvon Quiniou, François Châtelet

guy_debordGuy Debord, l’ivresse situationniste

Didier Pinaud
Jeudi, 14 Janvier, 2016

« Debord, le naufrageur« , de Jean-Marie Apostolidès. Le nouveau travail biographique sur celui qui incarne le mouvement des années 1950-1970 cherche à démontrer la tentation messianique et le penchant dogmatique de sa démarche.

Après le Guy Debord d’Anselm Jappe (Denoël, 2001), celui de Vincent Kaufmann (Fayard, 2001), voici celui de Jean-Marie Apostolidès, avec cette phrase de Guy Debord lui-même présentée sur le bandeau : « Les naufrageurs n’écrivent leur nom que sur l’eau »…

Écrire, marcher sur l’eau : c’est précisément ce qu’il y a de nouveau dans cette biographie. Le côté quasi religieux du personnage, que l’on voit ici avoir eu un vif intérêt pour le pamphlétaire catholique Léon Bloy… C’est même tout le discours situationniste qui développe cette tendance. « Le postulant doit adhérer aux dogmes d’une façon absolue », dit ici Jean-Marie Apostolidès. Le biographe insiste : « Ceux-ci donnent en toute lucidité aux thèses situationnistes la forme de dogmes dont il serait dangereux de s’écarter. »

« L’avenir sera peut-être de situations, il ne sera sûrement pas situationniste »

La Société du spectacle paraît en 1967 et ne sera sans doute pas pour rien dans le déclenchement des événements du printemps suivant, comme Guy Debord le laisse entendre dans Panégyrique. C’est le livre où on lit la célèbre phrase : « Tout ce qui est directement vécu s’est éloigné dans une représentation » ; et on y lit aussi que « le spectacle est l’héritier de toute la faiblesse du projet philosophique occidental qui fut une compréhension de l’activité, dominée par les catégories du voir (…). Il ne réalise pas la philosophie, il philosophe la réalité. C’est la vie concrète de tous qui s’est dégradée en univers spéculatif »…

Guy Debord a beaucoup lu Karl Marx ; il sera un proche du marxiste romantique Henri Lefebvre, dont la place dans le dispositif situationniste est bien connue (jusque dans la « machine à exclure »). En revanche, la place du dénommé Robert Estivals l’est beaucoup moins. Estivals, c’est celui qui ne va pas hésiter à dire ce qu’il pense des impasses du mouvement situationniste ; et qui prédit même sa disparition : « En réalité, cette doctrine est pseudo-révolutionnaire et ne fera pas long feu, écrit-il en 1959 (…). Un système n’a de chance sociale et politique qu’à la condition qu’il soit vraiment de condition déterministe. L’avenir sera peut-être de situations, il ne sera sûrement pas situationniste. »

Debord répondra vertement, violemment, mais la critique aura fait mouche. Reste que Robert Estivals se fera exclure ; car l’IS (Internationale situationniste) n’a jamais été un groupe de recherche, ni un groupe de poètes, ni un groupe créatif : « c’était un tribunal », dit Apostolidès ; et celui-ci soutient même que le lien social qui unissait les membres de l’IS était la terreur. Debord établit, à l’intérieur du groupe, « le gouvernement de la peur » et « par ce moyen, il transforme l’IS en une secte qui tente implicitement de retrouver un état de nature antérieur au contrat social »…

En vérité, c’est comme ça (le clan, la secte) depuis toujours chez Debord ; cela date de son enfance : « l’enfance d’un chef »… En effet, le jeune Debord aurait beaucoup semé la zizanie dans sa famille, s’efforçant de « devenir le prince de la division, surnom qu’on attribue au diable », en s’assurant d’ailleurs la fidélité de la sœur Michèle et du frère Patrick, dit Jean-Marie Apostolidès… On le sait : Guy Debord se suicidera, quand la maladie (une polynévrite alcoolique) sera trop insupportable.

Dans Panégyrique, il raconte qu’il a d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse ; « puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. »

Debord, le naufrageur, de Jean-Marie Apostolidès. Éditions Flammarion.

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L’art est-il une véritable énigme irréductible ?

Tony Andréani

L’Art et la vie Yvon Quiniou. Éditions le Temps des cerises, 154 pages, 14 euros.

Dans ce livre aussi rigoureux que subtil, Yvon Quiniou entend déconstruire l’apparence qui nous fait croire que l’œuvre d’art transcende la vie. Partant de Kant, selon qui le jugement esthétique est coupé de nos intérêts vitaux, il montre au contraire, en matérialiste, qu’il s’enracine en ceux-ci, fût-ce à notre insu. Nietzsche l’avait indiqué, mais c’est Freud qui pousse le plus loin cette idée en montrant que l’art, comme le rêve, est la manifestation déguisée de nos désirs refoulés. Bourdieu ajoute avec talent que notre rapport à lui est socialement déterminé. Mais c’est Vygotski qui a su y signaler la présence forte de l’affectivité : en la soumettant à une forme objective et offerte à autrui, il peut en faire une « technique sociale du sentiment ». Reste que cette forme est jugée belle. Mais cette beauté est vécue, sans que l’explication théorique de l’œuvre à partir de la vie la fasse disparaître. C’est là que demeure une énigme irréductible, qui faisait dire à Antonioni que « la beauté n’est pas claire ».

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francois_chateletLa philosophie comme « journalisme radical »

Nicolas Mathey

L’Apathie libérale avancée, et autres textes critiques François Châtelet. Éditions du Seuil, 288 pages, 8,80 euros.

Disparu il y a trente ans, le philosophe François Châtelet intervint régulièrement pour commenter l’actualité philosophique des années 1960 à 1985. Le recueil de ses articles de presse nous replace dans cette riche époque intellectuelle, à travers les commentaires des parutions d’Althusser, Foucault et Derrida, mais aussi à travers des critiques d’Aron ou des dérives dogmatiques de Garaudy. On lira ce texte, toujours actuel, de 1972, issu d’une critique de l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari : « Le combat matérialiste prend à bras-le-corps la réalité pour tenter de la rallier à une exigence circonstancielle et décisive : celle de l’émancipation des masses, soumises à plaisir (…) aux ordres névrotiques des chefs (…), des familles, des doctrines philosophiques, des religions et de leurs substituts actuels, les théories économiques et les partis dits politiques. » Un extrait parmi d’autres qui montre que François Châtelet vécut la philosophie comme un « journalisme radical », selon l’expression de Michel Foucault.

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