« Palabre en négritude » mise en scène de Layla Metssitane

 — par Selim Lander —

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Après Amel Aidoudi qui a enflammé récemment la scène du Théâtre de Fort-de-France à partir d’un argument poétique de Stéphane Martelly, une autre jeune femme d’origine maghrébine, Layla Metssitane, a créé l’émotion, vendredi 22 mai, dans un duo avec son partenaire Xavier Carrar, en interprétant quelques textes rassemblés autour du Cahier du retour au pays natal d’Aimé Césaire. Le choix de la grande salle de l’Atrium, jamais remplie pour ce genre de spectacles, avec par ailleurs une scène surdimensionnée pour une troupe réduite à deux comédiens, ne facilitait pourtant pas les choses. Fort heureusement, un dispositif scénique simple et efficace palliait dans une grande mesure le second inconvénient : quatre grandes voiles blanches sur lesquelles étaient projetées de temps en temps des images en rapport avec les textes, un escalier recouvert d’un tissu noir se perdant derrière l’une des voiles (et qui servira de paravent lorsque la comédienne aura besoin de se changer), une caisse recouverte d’un tissu blanc d’où sortira, au début du spectacle, le jeune et sculptural Xavier Carrar.

Le choix de deux interprètes blancs pour évoquer la négritude surprend au prime abord. On n’est pas tellement habitué, surtout en Martinique, à entendre Césaire déclamé autrement que par des noirs. Et puis le talent exceptionnel des deux comédiens, qui font passer toutes les nuances des textes avec une émotion qui s’avère vite contagieuse, balaye tous les doutes du spectateur.

Leur gestuelle est à la fois sobre et expressive, jamais précipitée comme il convient lorsqu’on dit la poésie. La musique qui ponctue les poèmes, de même que les lumières et les projections orchestrées par Philippe Groggia (technicien à la Comédie française), contribuent à alléger l’atmosphère parfois un peu pesante qui émane des textes. Deux ou trois brefs intermèdes permettent d’apprécier les talents de danseur des comédiens. Layla Metssitane, en particulier, ne fait pas mentir ses origines en esquissant quelques figures sur un air de musique arabe.

Mais l’essentiel du spectacle se trouve bien sûr dans les poèmes. Les amoureux de Césaire sont comblés d’entendre de longs extraits du Cahier récités dans une diction parfaite, éloquente et sensible à la fois. Le passage où l’auteur se fait le porte-parole de tous les opprimés n’est évidemment pas oublié :

Je viendrai à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte…

Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ».

Et je lui dirai encore : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ».

Le passage précédent était dit par Xavier Carrar. Layla Metssitane interprète pour sa part la litanie qui commence le poème : « Au bout du petit matin », etc. mais le spectacle retient tant d’autres passages du Cahier que l’on finit par se demander si on ne l’a pas entendu en entier.

Bien d’autres poètes, cependant, sont sollicités. On n’est pas surpris d’entendre des vers de Senghor, le frère aîné de Césaire en négritude. La confrontation ne tourne pas à l’avantage du plus vieux mais cela est vrai aussi pour les autres poètes appelés à figurer dans ces Palabres. Pour ceux qui n’en seraient pas d’avance convaincus, le spectacle démontre que le verbe de Césaire, sa verve, son éloquence n’ont guère de concurrents dans la poésie française du XXe siècle. Il est dommage à cet égard que Layla Metssitane, qui a choisi les textes, n’ait pas tenté la confrontation entre Césaire et Perse. Dans un genre certes très différent le Guadeloupéen est peut-être le seul qui supporterait la comparaison avec le héros des lettres martiniquaises. La révolte chaude du Cahier contre la hiératique grandeur d’Anabase ou d’Eloges : on aurait aimé les voir toutes les deux servies par les talentueux interprètes des Palabres.

Il est vrai que, en contrepartie si l’on peut dire, la sélection retenue offre quelques découvertes, comme le long poème sur Jugurtha, écrit en vers latins par Rimbaud alors qu’il avait 14 ou 15 ans et qui nous est donné dans la traduction de Jules Mouquet. Quelques vers donneront une idée du souffle qui traverse ce devoir scolaire en forme de poème, qui devient sous la plume de Rimbaud un pamphlet contre la colonisation de l’Algérie, alors en marche.

Il est né sur les monts d’Algérie un enfant peu commun
Et la brise légère l’a dit
“Jugurtha nous revient….
”Depuis peu s’est levé celui qui bientôt deviendrait
Pour le peuple arabe et sa patrie un nouveau Jugurtha,
Quand l’ombre de Jugurtha lui-même aux parents stupéfaits
Apparut, penchée sur leur enfant, et l’ombre rapporta
L’histoire de sa vie et se mit à conter ses malheurs
“ô patrie ! ô terre défendue par ma seule vigueur.”
Et sa voix se perdait un moment emportée par le vent…

De rares fautes ne suffisent pas à entacher la qualité du spectacle. Lorsqu’on écoute le récit fait par Breton de sa découverte de Césaire, on croit entendre que c’est par le truchement du Cahier que cette découverte aurait eu lieu, alors que Breton, de passage en Martinique, est tombé par hasard sur un numéro de la revue Tropiques animée par Aimé et Suzanne Césaire. Plus trivial : récitant le passage du Cahier qui relate la rencontre avec le nègre « comique et laid » dans un tramway parisien, Layla Metssitane parle d’un personnage « déguingandé » (au lieu de « dégingandé »), mais ces quelques erreurs, encore une fois, ne tirent pas à conséquence. On en donnera pour preuve la ferveur avec lequel le public de Fort-de-France, oubliant la froideur de la grande salle de l’Atrium, a reçu ce magnifique spectacle.

Schoelcher juin 2006,

Selim Lander