Outremer, Trois océans en poésie

         — Par Bruno Doucey —    


Aussi curieux que cela puisse paraître, aucune anthologie de poésie n’avait jusqu’alors été consacrée aux territoires de l’Outre-mer français.Bien sûr, depuis des années, des livres nous permettent de découvrir les poètes de Tahiti, de la Réunion ou des Antilles, mais aucun tour du monde en poésie n’avait encore été entrepris. C’est désormais chose faite : Outremer, trois océans en poésie se veut une invitation au voyage et à la rencontre. Celle qui permettra au lecteur de découvrir les richesses insoupçonnées des contrées ultra-marines.

Mais de quels territoires parle-t-on ? De ceux qui constituent, avec 2,6 millions d’habitants pour 120 000 km2, la France d’outre-mer. Départements, collectivités, territoires… les mots ont un sens, un passé, une histoire qui nous convient à découvrir la part métisse de nos identités, sans cesser d’élargir le champ de nos représentations.

L’ouverture que revendique ce livre est d’abord géographique puisqu’il faut une carte du monde pour pouvoir embrasser, d’un seul regard, les territoires de l’Outre-mer français. Deux hémisphères, trois océans, onze départements ou collectivités répartis sur toute la surface de la terre. Chacun sait que ces territoires présentent, sur le plan administratif, de notables différences : les uns ont un statut très proche des départements et des régions de l’Hexagone ; d’autres disposent d’un gouvernement local doté de larges compétences territoriales. Mais encore faut-il savoir les nommer et les situer à la surface du globe.

• L’océan Atlantique compte à lui seul six territoires ultra-marins : trois départements – Guadeloupe, Guyane et Martinique – et trois collectivités, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon.

• L’océan Indien comporte deux départements, la Réunion et Mayotte,auxquels s’ajoutent les territoires inhabités que constituent les Terres australes et antarctiques françaises.

• L’océan Pacifique compte trois collectivités, Nouvelle-Calédonie,Polynésie française et Wallis-et-Futuna, auxquelles il convient d’ajouter un atoll inhabité qui se limite à 2 km2 de terres émergées : l’île de Clipperton.

Pour éviter toute confusion, nous rappellerons que Haïti, Madagascar ou l’île Maurice n’appartiennent pas à l’Outre-mer français, mais au vaste monde francophone, au même titre que la suisse romande, la Wallonie en Belgique, le Québec, le Val d’Aoste, petite enclave francophone en terre italienne, l’Algérie, la Côte d’Ivoire, la République démocratique du Congo ou le Vanuatu, état d’Océanie situé dans le sud-ouest de l’océan Pacifique.

Ces différences de statuts ne doivent pas faire oublier que chacun des territoires de l’Outre-mer français présente une culture, un passé, une géographie, des écosystèmes qui fondent son histoire et la vigueur de son identité. Mieux encore, que les populations de ces territoires ont été « historiquement destinées à la langue française », sans que le bilinguisme n’ait cessé d’être la condition du poète. Dans une anthologie publiée aux Éditions Seghers en 2008, Poésies de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde, l’écrivain tunisien Tahar Bekri faisait remarquer qu’il vit « dans une maison à deux fenêtres, l’une de langue nationale, l’autre de langue française », corroborant ainsi les propos de Gabriel Okoundji, poète originaire du Congo : « Entre le tégué, ma langue parentale, et le français ma langue d’écriture, j’avoue ne plus savoir reconnaître exactement la part de l’affluent et celle du
confluent. Ces deux langues coulent en moi… »

Bien des poètes de l’Outre-mer français pourraient en dire autant.

Vue de France, l’altérité linguistique paraît toujours se résumer au créole… Mais sait-on que sur les soixante-quinze « langues de France » officiellement recensées, on en dénombre une cinquantaine outre-mer ? Que vingt-huit langues sont pratiquées en Nouvelle-Calédonie, sept en Polynésie ? Que le Français, langue officielle de Mayotte, cohabite avec plusieurs langues africaines comme le Shimaore et le Kiantalaotsi, un dialecte malgache, ou l’arabe communément pratiqué dans les autres îles de l’archipel des Comores ? Ici comme ailleurs, la poésie est le sourire du multilinguisme.

« La poésie tourne avec la Terre sans les bornes des Terriens, inclassable, irréductible, internationale, sans congrès ni décret, par simple cousinage avec tout étrange étranger… », écrivait encore un de nos contemporains dans Poésies de langue française. Ce contemporain, quel est-il ? Un poète de langue française, né à la Guadeloupe en 1947, un siècle après l’abolition de l’esclavage, et quelques mois seulement après la transformation des « vieilles colonies » françaises, Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion, en départements français d’outre-mer. Mais encore ? Daniel Maximin, c’est le nom de ce poète, a été nommé Commissaire de l’année des Outre-mer, manifestation qui se déroulera
tout au long de l’année 2011, dans le but de mettre en lumière les identités des sociétés d’Outre-mer « dans la dynamique de leur modernité et de leurs traditions ». Dans le communiqué de presse diffusé par l’AFP le 27 août 2010, ce dernier affirmait son intention d’éclairer la réalité des Outre-mer français loin des clichés qui figent nos représentations.Laissons de côté l’enfer des cyclones et les plages de rêve, les paradis de cocotiers et la fièvre des crises sociales pour nous souvenir que les Outre-mer « ont souvent été terres de résistances ». Que les mondes créoles étaient partie prenante de la Révolution. Que Saint-Pierre-et-Miquelon a été le seul endroit ayant rallié la France libre, par un vote de sa population le 24 décembre 1941. Plus encore peut-être, ces territoires ultra-marins, dont la biodiversité est l’une des grandes richesses de notre planète, constituent des modèles « de diversité assumée ». En ce domaine, la poésie vient au secours de la politique. Pourquoi ? Parce que le poète écrit pour faire vaciller les certitudes acquises et troubler le reflet des images figées. Parce que son chant dessine les contours d’un art de vivre ensemble, que sa parole est un espace de liberté, ouvert et offert à l’autre, qu’un texte littéraire se partage comme on partage le riz, le manioc ou le pain. En poésie, les mots ont un sens inné de l’hospitalité. Dans sa lettre de démission du Parti communiste français en 1956, Aimé Césaire en appelait à « une véritable révolution copernicienne » des relations entre la France et ses Outre-mer. Pour les poètes, il y a longtemps que cette révolution est en marche et que le géocentrisme ne
fait plus recette. Des écrivains venus du monde arabe, d’Amérique latine ou d’Asie se disent aujourd’hui les héritiers de Baudelaire, de Mallarmé, de Camus ou de Michaux, tandis que d’autres ouvrent portes et fenêtres de l’Hexagone pour entendre la polyphonie des poésies du monde. Cette plume française se fait créole ? Telle autre s’africanise, s’orientalise ?
Cette voix venue de Lorraine s’inscrit aujourd’hui dans le sillage des écritures d’Océanie ? Ce poète originaire de Bretagne est devenu le chantre de Saint-Pierre-et-Miquelon ? La littérature de langue française échappe à la France ? Eh bien, tant mieux. La poésie « reprend du poil de la bête » lorsqu’on lui frotte « le corps avec les herbes parfumées qui
poussent bien en amont de nos vertiges d’anciens nègres marrons », disait René Depestre.

Par un heureux concours de circonstances, la treizième édition du Printemps des Poètes croise la route – route des Indes, route du rhum ou des étoiles ? – de l’année 2011 des outre-mer français. D’infinis paysages… on ne saurait davantage rêver le monde en poésie. « Se reconnaître tributaire des infinis visages du monde, c’est sans doute, comme le voulait Hölderlin, habiter en poète sur la terre », écrit Jean-Pierre Siméon, directeur artistique de la manifestation. Et d’ajouter dans un texte précisément destiné à cette préface : « La poésie d’Europe des dernières décennies, si elle a avec raison et souvent avec bonheur porté son effort de questionnement sur le langage lui-même, son matériau primordial, en est venue, obnubilée par cette tâche et ébranlée par les doutes qu’elle suscite inévitablement, à s’enfermer dans son atelier, elle s’est littéralement privée d’air. Une chose est certaine : c’est grâce à la vigueur, et la vitalité de ses Outre-mer lointains que la poésie de la vieille Europe a pu et devra encore sortir de son confinement. Il y a eu certes ces oeuvres de grand vent que furent celles de Senghor, Césaire et Damas, il y a Maunick et Glissant, Malcolm de Chazal et Depestre, mais aussi tant d’autres voix à découvrir, à entendre et à lire, dans lesquelles retrouver ce que nous avons ici perdu, ou peu s’en faut : un lien charnel à la terre, une pensée qui brasse les horizons, une langue qui se dépossède d’elle-même, s’ouvre à la polyphonie… C’est dans cette poésie qui offre à lire les infinis visages du monde que s’invente pour une part l’homme nouveau, homme des métissages, homme multiple, homme des rencontres. Le Printemps des Poètes 2011 invitant à la traversée d’infinis paysages, trouve naturellement dans la poésie d’outre-mer la réponse la plus riche à son voeu d’ouverture. »

On ne saurait mieux dire. Et puisque ce livre est une invitation à voyager sous toutes les latitudes, appareillons. Chaque poète est une île, et chaque île porte en elle tous les rêves du monde. De quoi offrir, pour longtemps, l’asile poétique à nos désirs en archipel.
Bruno Doucey