Où est Leïla ?

À propos de « La Ballade de Leïla Khane » adaptée par Anne-Alex Psyché

— Par Roland Sabra —

Louis Aragon, dans Le Fou d’Elsa, s’inspirant du poème Medjoûn et Leïla de Jâmi (1414-1492), réinvente l’histoire de Leyla et Medjnûn en la transposant dans la Grenade de l’Andalousie arabo-musulmane du XVe siècle finissant. Le décalque est clairement revendiqué puisqu’en arabe « Fou de Leyla » se dit Medjnoun Leyla et « Fou d’Elsa » Medjnoun Elsa. Il met en scène, dans le contexte dramatique de la chute de Grenade, en 1490-1492, coïncidant avec la découverte de l’Amérique, la société andalouse, mêlant musulmans et juifs pétris de rationalisme.

La réinterprétation du mythe par Alfred Alexandre, tisse le lien entre la Carthagène des Indes, important centre de traite des esclaves et de transit de l’or issu des pillages des empires aztèque et inca, or destiné à l’Espagne et La Carthage tunisienne que Rome accusa longtemps de sacrifier des enfants, pratique qui va initier, dans les familles de notables, la coutume d’adopter un enfant d’esclave pour cet usage.

Revenons sur le mythe. Leïla et Qaïs (Medjnoun) sont bédouins, de la tribu des Banu Amir. Enfants, ils allaient ensemble garder les troupeaux de bêtes dans les montagnes, et de ces longues heures d’isolement naquit la promesse d’un amour éternel. Au fil des ans, la passion allait grandissant, à tel point que le garçon devenu jeune homme ne put s’empêcher de chanter son amour en vers, aux quatre vents. Mais chez les Bédouins, il est de tradition que ce soient les pères qui règlent les mariages. Le désir crié par Qaïs est une ombre sur leur autorité et ceux-ci refusent donc cette union. Ils demandent l’autorisation au Calife de tuer l’arrogant. Le Calife, pour voir une si grande beauté, fait venir Leïla et découvre une femme, plutôt maigre « au teint brûlé par le soleil » (!!) qu’il trouve, sinon laide du moins quelconque, en tout cas, «  moins belle que la moins belle de ses femmes »… Et quand il questionne Qais sur le pourquoi de cet amour extraordinaire, celui-ci répond  « C’est parce que vous n’avez pas mes yeux. Je vois sa beauté et mon amour pour elle est infini. » Les parents marient la belle à un autre, au loin. L’amoureux sombre alors dans une tristesse inconsolable, jusqu’à en perdre la raison. Son père l’envoie en pèlerinage à la Mecque dans l’espoir de le guérir par la prière, sans succès. À son retour, celui qu’on n’appelle plus que le  » fou d’amour  » (Medjnoun) quitte la compagnie des hommes pour celle des bêtes sauvages. Il va, errant dans le désert, cultivant le souvenir de Leïla, élevée au rang de déesse, ruminant sa douleur au fil des poèmes qu’il compose comme d’autres respirent. Longtemps après un ami vient le prévenir que Leïla est devant sa porte. Le poète fou a pour seule réponse : « Dis-lui de passer son chemin car Leïla m’empêcherait un instant de penser à l’amour de Leïla. »

A l’image de Saint-Augustin à Carthage qui,dévalorisant l’amour charnel au profit de « l’amour divin » écrivait « Je n’aimais pas encore, mais j’aimais aimer et, par un besoin secret, je m’en voulais de ne pas en avoir encore assez besoin. », ce qui caractérise le Medjnoun c’est d’être plus attaché à l’idée de l’amour qu’à l’amour lui-même, ou à l’objet réel de cet amour. On nage là en plein mysticisme. Ce qu’Alfred Alexandre restitue parfaitement avec l’anaphore « Leila dit que… », qui berce, lancinante à souhait, le poème. Ce n’est pas Leïla qui parle c’est le poète, le Medjnoun (?) qui rapporte ce qu’il prête comme propos à Leïla. C’est toujours et encore lui qui parle par sa voix ! Leïla n’existe pas, magnifiée, idéalisée, portée aux nues, elle est au ciel, c’est-à-dire morte depuis le premier regard. « Leïla dit que… » n’est pas donc en rien une parole de femme !

Le travail de Psyché Anne-Alex ne se déprend pas de cette ambiguïté. Elle interprète le texte d’Alfred Alexandre au lieu de le laisser entendre au spectateur. Elle se l’approprie au lieu d’en faire offrande à la salle. Et c’est quand elle le dit sans affect que la beauté du texte éclate dans sa splendeur. C’est quand elle chante, quand s’élève une plainte amoureuse, quand elle se déplace silencieuse sur la scène, quand la belle musique de Yannick Eugène, voix du désert et voix off de Medjnoun prend le relais, quand  Lindy Callegari, trop longtemps retenue, s’élance sur le plateau que l’émotion passe enfin.

Trop peu souvent.

Le 29/10/2022

R.S.