« Nous sommes tous des Martiniquais »: l’au-delà d’une vision victimaire

— Par Roland Sabra —

La vaste salle du Grand Carbet de Fort-de-France était bien remplie. Elle bruissait des mille et un murmures, entrecoupés d’éclats d’un public peu habitué à la comédie musicale. Collégiens, parents, enseignants et éducateurs constituaient l’essentiel du public pour cette dernière production des élèves de 4° du collège Édouard-Glissant menés par Madame Lima leur professeur d’anglais. On a déjà évoqué la mallette pédagogique utilisée dans ce collège : « une méthode d’ «adéquation par l’image»[…] conçue par DK qui, s’il n’est pas du sérail de l’Éducation Nationale, a une grande expérience des relations humaines . L’image, la dynamique de groupe avec échanges, soutien, auto -évaluation, la prise de parole sont autant d’éléments qui projettent les élèves dans une meilleure connaissance de soi, en créant du partage et de la confiance. Au rendez -vous : une réussite scolaire sans précédent et une appréhension du vivre ensemble qui chasse la violence. », précisait Dominique Daeschler dans Madinin’Art en présentant, il y a peu, le projet.

Sur le plateau côté jardin, en fond de scène un arbre massif surmonté d’un petit bouquet de feuilles, quelques vagues plantes vertes au pied. De chaque côté de la scène un écran, pour restituer la captation vidéographique du spectacle. Difficilement lisible pour les premiers rangs. Dans le dégradé des lumières qui faiblissent déjà s’élève cette voix, disparue des antennes, superbe de puissance et d’émotions, unique en son registre et qui présente le fil d’Ariane du spectacle : « Ils sont partis dans un soleil d’hiver /Ils sont partis courir la mer / Pour effacer la peur / Pour écraser la peur /Que la vie a clouée au fond du cœur / Ils sont partis en croyant aux moissons / Du vieux pays de leurs chansons / Le cœur chantant d’espoir / Le cœur hurlant d’espoir / Ils ont repris le chemin de leur mémoire / Ils ont pleuré les larmes de la mer / ». Il s’agit là, sur la célèbre musique d’Ernest Gold, des paroles de la version française d’Exodus, chantées par Édith Piaf. C’est l’occasion de souligner un des traits les plus saillants de ce travail : la très grande qualité de la la bande son. Chaque épisode qui va évoquer la multiplicité des origines ethniques de la population martiniquaise est illustré sur un fond musical, ou plutôt construit autour d’un thème musical en parfaite adéquation avec la narration dansée. Car c’est avec et par la danse que le propos se déploie.

Seront évoqués dans des saynètes issues de la vie quotidienne Arawaks et Caraïbes, aujourd’hui quasiment disparus, victimes de génocides qui n’osent dire leur nom, puis les Africains, déportés, vendus, réduits en esclavage par les colons qui envahirent l’île en 1635 et il y aura le  glorieux 22 mai 1848, puis viendront les peuples venus de l’Inde, d’Asie, du Proche-Orient, mais aussi des autres îles de la Caraïbe. La rapport à la cane n’est pas le même pour tous. Ils sont venus avec leur culture, leurs traditions et les communautés auxquelles ils appartiennent feront résistance pour leur permettre de s’opposer à la coupe et au champ. L’insertion des Syro-libanais se fera par le commerce comme le rappelle la danse des tissus aux couleurs chatoyantes. Il faut noter à ce propos la recherche très aboutie menée sur les costumes des danseurs. Superbes.

Le récit qui choisit de ne pas insister sur la conflictualité aux traces si présentes dans l’actualité ne verse pas pour autant dans la bleuette, il évoque sans détour les rapports de domination, de soumission mais aussi de séduction qui traversent l’histoire du pays. Le béké, si souvent dépeint en violeur, conformément à une certaine réalité, voit dans cette comédie musicale ses approches repoussées par la belle « négresse » qu’il convoite. Il lui devra en rabattre pour espérer arriver à ses fins. Il lui faudra entre autre chose, apprendre à danser, sous les moqueries, les rires mais aussi les encouragements de l’entourage.

Cette façon de raconter l’histoire en mettant l’accent sur la nécessaire convivialité, sur l’impérieuse obligation d’un « vivre ensemble », si souvent évoquée, comme une clause de style, mais vidée de tout contenu réel, voire stipendiée par le populisme qui gagne, participe à la construction d’un récit national dont l’efficace est d’autant plus grande qu’il ne passe pas dans ce cas par des mots si souvent entendus qu’ils en perdent leur tranchant, mais par une gestuelle des corps. Mieux encore qu’une intériorisation il y a là une incorporation ( un en-corps) d’une histoire commune, condition sine qua non  de l’émergence d’une conscience nationale qui passe par ce corps comme construit social et reflet identitaire, cher à Marcel Mauss. Mine de rien ce travail, perfectible en ce qui concerne les enchaînements de tableaux par exemple, est porteur implicitement d’un projet qui le dépasse. Ce pays est plus riche qu’il ne l’imagine.

Qu’un responsable d’association de parents d’élèves, qu’on aura l’indulgence de ne pas nommer, ait passé, au vu et au su des élèves, la plus grande partie de son temps à textoter sur WhatsApp, au motif qu’une importante réunion de son organisation était en préparation, au-delà de tout jugement pédagogique ou moral appartenant à tout un chacun, est peut-être le signe d’un désintérêt pour une présentation d’un récit prenant de la distance avec une vision purement victimaire de l’histoire. Il en est ainsi de certains militants qui craignent que l’avènement et la réalisation de la cause pour laquelle ils s’engagent ne les réduisent à l’inactivité…

Fort-de-France, le 13/06/2019

R.S.