« Notre réaction au Covid-19 montre que plus on dénie la mort, moins on tolère le risque et l’incertitude »

— Par Marie de Hennezel, Psychologue et écrivaine —

La psychologue Marie de Hennezel constate que beaucoup de personnes âgées de 80 à 100 ans se montrent plus fortes que certains jeunes adultes pour faire face aux aléas du virus et à l’impensé de la disparition.

Tribune. Nous constatons aujourd’hui que la pandémie de Covid-19 a de lourds effets sur le moral des Français. Les causes de ce mal-être généralisé sont multiples : sentiment de perdre sa liberté, incertitude face à l’avenir, traitement anxiogène de l’actualité sanitaire par les médias, perte de confiance face aux analyses contradictoires des « sachants », réédition du « stop and go », rupture du lien social qui conduit à l’isolement, à la tristesse, interdit sur la proximité des corps, les embrassades, les poignées de main, bref sur tout ce qui donne de la chaleur à la vie.

Les cabinets des psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes sont débordés. Ils voient arriver des personnes qui n’ont jamais consulté avant le début de la crise et qui se plaignent d’angoisses multiples, de découragement, de ras-le-bol, de fatigues bizarres, de troubles dépressifs, d’insomnies, d’idées suicidaires.

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Parmi ces nouveaux patients, on note un nombre inquiétant de jeunes adultes en situation financière difficile, des jeunes de 18 à 24 ans, en vraie détresse face à cette désensualisation de leur vie sociale et affective, par ailleurs angoissés de ne pouvoir se projeter dans l’avenir. Mais aussi des témoins impuissants de la perte du goût de vivre et de la désorientation de leurs parents âgés en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et des personnes ayant perdu un proche à qui elles n’ont pas pu dire adieu, vivant un deuil compliqué.

Les gens sont tristes, n’ont plus de désirs, baissent les bras, décrochent. Autant de façons de nous crier que vivre, ce n’est pas survivre !

Expérience de l’effondrement

La philosophe Cynthia Fleury est revenue récemment, dans Le Figaro Madame, sur cette expérience de l’effondrement, « intrinsèquement inflammable », qu’elle attribue à juste titre à la difficulté qu’ont nos contemporains à se confronter au réel de la mort.

Nos vies quotidiennes sont plus douces, nous avons oublié que nous sommes mortels et sommes donc « plus fébriles, émotionnellement, face à cet événement ». C’est une question que j’avais abordée dans une tribune parue le 4 mai dans Le MondePlus on dénie la mort, moins on tolère le risque et l’incertitude. Plus on est psychiquement fragile.

Notre monde est ainsi. Un monde dans lequel on espère, comme l’a dit récemment le ministre de la santé, Olivier Véran, « ne plus avoir à compter les morts ». Un monde où la technoscience prospère sur le fantasme illusoire d’éradiquer la mort, où les médecins vivent la mort comme un échec. Pourtant, on continue à mourir et on continuera à mourir, peut-être moins de ce virus-ci, mais d’autres à venir, et puis de cancers, de maladies du cœur, d’alcoolisme et de tabagisme, deux maux qui prospèrent en ces temps de frustration !

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La mort continuera à faire partie de la vie dans le monde de demain, un monde qui restera, quoi que nous fassions, plein d’incertitudes.

Méditer sur notre finitude

Lorsque le président Macron nous a dit qu’il fallait apprendre à vivre avec le virus, combien d’entre nous ont compris qu’il s’agit en fait, au-delà des habitudes de protection, d’apprendre non pas à survivre mais à vivre vraiment, en sachant que nous sommes mortels, en nous confrontant au réel de la mort ?

Belle invitation que celle de nous engager à méditer sur notre finitude, afin de nous centrer sur l’essentiel de nos vies. Apprendre à vivre avec nos limites, à dépasser nos frustrations pour découvrir nos capacités d’adaptation et de résilience.

Et si les plus âgés, que nous avons voulu protéger en les infantilisant parfois, en les privant de leur libre choix de décider ce qui était essentiel pour eux, étaient en fait nos maîtres en la matière ?

J’ai entendu nombre de personnes entre 80 et 100 ans, autonomes, vivant dans des résidences services, parler de leur vécu résilient du confinement et oser affirmer que cette expérience les avait rendus plus forts. J’ai cherché à comprendre le pourquoi de cette résilience. Certes, beaucoup d’entre eux ont connu la guerre, ont traversé bien des épreuves, et ont appris à s’appuyer sur leurs ressources internes. Mais ce qui leur a permis de garder la tête hors de l’eau, c’est clairement leur capacité à voyager vers leur intériorité.

L’interdiction de sortir à l’extérieur les a conduits à organiser leur vie autour de ce qui était pour eux « essentiel ». Lire, prendre le temps d’écrire, téléphoner à ceux qu’on aime, aux amis esseulés pour les soutenir, méditer, contempler l’arrivée du printemps et rendre grâce. Un autre rapport au temps, moins contraint, plus libre, s’est établi.

Vivre les contre-valeurs de la société

La pensée de la mort – omniprésente dans les médias –, loin de les angoisser, les a amenés à réfléchir, à approfondir leur pensée, à aller à la rencontre d’eux-mêmes, à revoir leur vie, leurs priorités, à tirer le fil rouge de ce qui a fait sens et qu’ils aimeraient transmettre à leurs descendants. Bref, le confinement leur a permis une expérience quasi spirituelle. Il leur a permis de vivre les contre-valeurs de la société : la lenteur là où tout va si vite, la disponibilité dans un monde suroccupé, la prise de conscience de ce qui compte. Un essentiel qui ne se limite pas aux besoins du corps, mais s’étend au-delà du corps aux joies de l’esprit et du cœur.

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Belle leçon que cette manière d’aborder la « crise » comme une opportunité de changement. C’est d’ailleurs le sens que la langue chinoise donne au mot « crise », le « wei-ji », un hexagramme au double sens : le chaos, le tohu-bohu de la Genèse, d’une part, et la chance d’une mutation, d’autre part.

Nous les psys, nous sommes nombreux à nous appuyer sur cette vision paradoxale de la crise, venue d’une sagesse millénaire, pour aider nos patients, si chamboulés, à devenir vraiment vivants, à retrouver le sens des choses et aller droit à l’essentiel.

Marie de Hennezel est psychologue et écrivaine.

Source : LeMonde.fr