Nkenguegi

— Par Michèle Bigot —

nkenguegiDieudonné Niangouna, qui fut artiste associé au festival d’Avignon lors de l’édition 2013, où il présenta Shéda, est à la fois auteur, metteur en scène et acteur. Nkenguegi est sa dernière création ; elle se présente comme le troisième volet d’une trilogie dont les deux premiers volets furent Le Socle des vertiges et Shéda. Il continue dans la démesure : si ses créations sont des Odyssée, des pièces fleuves, le flot n’est pas tari qui vient irriguer Nkenguegi. Présentée dans le cadre féérique de la carrière Boulbon, Shéda donnait à voir le spectacle de la misère en terre africaine, et tous les soubresauts de la vie politique où l’effort démocratique se heurte à la tentation de la tyrannie. Ce qui préside à Nkenguegi, c’est le naufrage des migrants ! Sur scène, en fond de décor, une reproduction du tableau de Géricault, Le radeau de la Méduse, que les acteurs vont reproduire sur le plateau. A la faveur d’une structure de type « théâtre dans le théâtre », les comédiens entremêlent leurs corps épuisés dans une disposition mimétique : le drame de la Méduse trouve ici une juste transposition dans les naufrages de migrants en Méditerranée. Ce parallèle est accentué par un écran superposé au tableau de Géricault où sont projetées les images d’un naufrage tragique. Corps désarticulés, visages éperdus, désespoir, faim et soif s’invitent sur le plateau. Le bruit et la fureur de ce désastre sont restitués par la bande son qui fait alterner les bruits violents de la destruction avec les accents rythmés du jazz. La danse et la musique font de cette tragédie un spectacle choral d’une grande beauté.

A cet égard, le prologue est une pure merveille : les onze acteurs (auxquels viendra bientôt s’ajouter Dieudonné lui-même) prennent possession du plateau dans un mouvement de marche tournante et silencieuse, chorégraphie impressionnante dans laquelle les corps imposent leur présence matérielle dans toute l’épaisseur de leur réalité. Bientôt le groupe des acteurs-danseurs va se défaire puis se recomposer au gré de la situation. Le mouvement choral reste une donnée primordiale de ce spectacle total, non moins que la musique. Autour du personnage de Lafuenté, le chœur va évoluer dans un échange musical et verbal. Dans ce drame viennent se heurter le lourd passé colonial, le futur inquiétant et un présent lourd de menaces. Les personnages du drame sont eux-mêmes des acteurs qui tentent de jouer sur scène une version moderne de la tragédie de la Méduse. Le cœur du drame et son point de départ, c’est le monologue d’un homme perdu en mer. Tout le reste de la pièce est venu s’agglutiner à ce centre, au fil de l’écriture. L’idée du théâtre dans le théâtre s’est imposée comme un principe de cohérence. Elle permet de relier les va-et-vient dans le temps, dans l’intrigue et dans la distribution des personnages : elle permet aussi une réflexion sur la nature et la mission du théâtre.

L’écriture de Dieudonné Niangouna fait alterner monologues et dialogues, chaque genre ayant sa vertu propre. Le monologue autorise un développement quasi anarchique de la pensée, dans lequel la pure jouissance verbale, la faconde et la truculence font de l’auteur l’émule de Rabelais et de Novarina. Il y a dans ces monologues une pure poésie où les mots s’enchaînent par le jeu des associations et des assonances. Matière musicale, rythmée par le battement impulsé par un claquement de doigts. Cette puissance d’imagination est soutenue par la frénésie des corps et la mise en images. Pas de temps mort dans ce ruban sonore qui fait du verbe une matière épaisse et malléable. C’est aussi par le monologue que D. Niangouna porte à la scène ses propres obsessions : le désordre qui est en lui se matérialise et prend forme dans ce déluge de mots, dans ce coq-à-l’âne du courant de conscience.

Le dialogue, quant à lui, permet de porter en tension les points de vue différents. C’est le conflit, dans toute sa violence qui s’exprime dans le dialogue, et le jeu des personnages, le moteur des réparties. Mais il est évident que l’auteur privilégie le monologue, comme forme libre, permettant « le déploiement de soi ». Le texte fourmille aussi de didascalies débridées, fournissant une matière riche et un support pour la scénographie. La vidéo peut les prendre en charge, donnant à voir l’action extérieure, ou rejouant en gros plan l’action du comédien sur le plateau, selon une technique qui appartient désormais au bagage commun. Grace à la vidéo, les personnages peuvent jouer comme s’ils étaient véritablement au Congo. « L’idée étant que c’est le personnage qui crée dans sa tête le paysage que l’on voit sur l’écran ». Ce dédoublement du lieu et de l’action engendre comme un tremblement de la réalité qui ajoute au malaise du drame.

Difficile de faire une synthèse d’une pièce aussi touffue : œuvre totale, opéra d’un type nouveau, déclamation poétique, performance dansée. On a pu dire de Dieudonné Niangouna qu’il était un performeur. Mais n’est-ce pas la forme théâtrale qui est en train de basculer du côté de la performance ? Il reste néanmoins un écrivain d’une verve impressionnante : on peut se noyer dans son déluge verbal et dans son flot imagé. Mais on peut aussi se laisser voguer au gré de ce radeau où le désespoir se mue en forme artistique.

Michèle Bigot

Texte et mise en scène Dieudonné Niangouna,

Théâtre Gérard Philippe, Saint-Denis, 16/11 2016