Mort de Gilles Lapouge, écrivain, voyageur et journaliste de talent

Communiqué du Journal Libération : 

Écrivain et journaliste, Gilles Lapouge est mort à 97 ans, le 31 juillet. Il avait reçu les prix Louis Guilloux et des Deux Magots pour la Bataille de Wagram (Flammarion, 1986) et le Fémina Essai pour L’Encre du voyageur (Albin Michel, 2007). Sa carrière journalistique manifesta aussi un grand éclectisme : il fut correspondant à Paris durant plusieurs décennies du journal brésilien O Estado de Sao Paulo, il participa avec Bernard Pivot à l’émission télévisée Ouvrez les guillemets qui allait devenir Apostrophes, il fut un collaborateur régulier de La Quinzaine littéraire et un fidèle des Étonnants voyageurs de Saint-Malo¹. Sur France Culture, son nom est lié aux émissions Agora et En étrange pays.

Extraits d’un article du journal L’Express :

Le monde des lettres et des grands flâneurs de la vie perd l’un de ses fleurons. Gilles Lapouge, journaliste-romancier-essayiste-homme de radio, à la vie façonnée par les hasards et les quiproquos… Le magicien des paradis perdus… La fantaisie érigée en art…

Bernard Pivot l’a tweeté en ce 31 juillet : « Mort à 96 ans d’un grand journaliste et d’un grand écrivain : Gilles Lapouge. J’ai dit, répété que j’aurais voulu écrire avec sa grâce, son humour, sa culture immense et originale, sa manière d’allier des mots qui ne se sont jamais rencontrés. Modeste jusqu’à partir un 31 juillet ! » Bernard Pivot était un ami (ils ont créé ensemble « Ouvrez les guillemets » en 1973), et un grand admirateur de son aîné, Gilles Lapouge. À l’instar de beaucoup de ceux qui l’ont rencontré lors de son long périple sur terre… Membre enthousiaste et éclairé des jurys du prix des Deux Magots et du prix Jean Giono, il participait jusqu’à peu aux délibérations, toujours souriant. À peine au détour d’une phrase, pouvait-on entendre que ses jambes ne le portaient plus guère. 

Pour notre part, nous avions rencontré ce voyageur intrépide il y a quatorze ans, le temps d’apprécier l’homme au sourire en coin, curieux de tout, l’oeil pétillant en perpétuel mouvement. Il venait de publier Le Bois des amoureux  chez Albin Michel. L’occasion de dresser dans L’Express le portrait de cet incroyable écrivain journaliste, qui fut certainement le plus long correspondant de presse permanent de tous les temps. Jusqu’à son dernier souffle, il envoya tous les jours son billet « européen » au quotidien de Sao Paulo, O Estado de Sao Paulo. Une belle leçon de journalisme! Retour en 2006. (…)

Elevé à Oran, en Algérie, le petit Lapouge ne rêve que de neige. Débarqué à Paris après la guerre pour suivre Sciences-po, il ne met pas les pieds rue Saint-Guillaume — « ils ressemblaient tous à Giscard ». Jeune lettré au chômage, le voilà recommandé par l’historien Fernand Braudel pour un poste de journaliste économique au Brésil. « Je ne connaissais rien à l’économie et pas un mot de portugais », s’amuse Lapouge. Retour à Paris trois ans plus tard, où il deviendra, des lustres durant, le correspondant permanent pour l’Europe du quotidien de Sao Paulo, O Estado de Sao Paulo. 

Parallèlement à ses articles, Lapouge s’essaie à la poésie et au roman. Un soldat en déroute, le premier publié, en 1963, par Castermann, l’éditeur de Tintin ( !), est un bide. Son deuxième livre, Les Pirates, paru chez Balland « passe complètement inaperçu ». Pas de panique ! Immarcescible, Lapouge persévère. Avec raison. Equinoxiales, en 1977, emporte enfin l’attention. Suivront, entre autres, La Bataille de Wagram (finaliste du Goncourt 1986), Le Bruit de la neige (1996), Besoin de mirages (1999), En étrange pays (2003). Las ! À l’encontre de certains teen-agers « qui se croient obligés de faire une épopée avec leurs misères », l’admirateur de Giono et de Knut Hansum ne s’est toujours pas adonné à l’autobiographie.

Aussi écrit-il sa vie « en oblique », comme dans ce dernier roman, Le Bois des amoureux, puisé en partie dans ses souvenirs estivaux de petit-enfant heureux de l’entre-deux-guerres. Au centre de l’action, le professeur M. Judrin, délectable voyageur immobile, « seigneur d’un morceau du globe terrestre », situé à une bonne lieue de Digne. Autour de lui, tout un petit monde délicieux, avec, dans le désordre, un curé philosophe, un facteur minuscule, un soldat cantonnier au grand coeur, défenseur des chemins de traverse, un mystérieux parrain reclus dans sa chambre obscure… tous amoureux des mots et de l’absurde. Avec eux, on s’imprègne d’une époque révolue, on savoure la fantaisie érigée en art et l’on se délecte de l’encre sympathique de « l’ancien jeune » Lapouge.

Gilles Lapouge n’en a jamais fini avec l’écriture. Outre ses billets quotidiens envoyés à l’autre bout du monde, il continuait de publier. Ainsi, il y a trois ans, nous laissait-il en cadeau un très joli Atlas des paradis perdus (Arthaud). Loin des dieux et des héros, les hommes n’ont cessé de bricoler des paradis. Lors de l’un de ces vagabondages dont il a le secret, Gilles Lapouge dresse l’inventaire, subjectif mais bel et bien ordonné, de ces « petits bouts d’Eden, olympes ratatinés, capables de luire quelques jours ou quelques siècles à l’horizon de nos mélancolies ». C’est par les jardins que l’on rentre dans cet atlas, jardins persans, jardins du Moyen-Age, jardins chinois, réfractaires « à la ligne droite qui attire les démons », ou encore — ils ont notre préférence — ces étonnants jardins d’Inverewe, situés au 58e degré de latitude Nord, avec tempêtes et ciel couvert, transfigurés par Lord Osgood, héritier en 1862 de ces 850 hectares pour le moins inhospitaliers. Puis viennent les utopies, traduisez l’Abbaye de Fontevraud, dirigée par des moniales, à laquelle succèdent, sans coup férir, une poignée de maisons closes, une colonie anarchiste brésilienne, quelques célèbres phalanstères..

Bien sûr, il y aura aussi des îles « sans péché ni chagrin », et sept paradis artificiels dans cet ouvrage, illustré par Karin Doering-Froger, où l’érudition le dispute à l’humour et l’élégance à la poésie. Et puis, il y a ce huitième paradis que Gilles Lapouge est parti rejoindre en ce 31 juillet 2020.

Lu sur le site Amazon : C’est à Gilles Lapouge que l’on doit le Dictionnaire amoureux du Brésil. En voici la présentation.

« Longtemps, j’ai aimé le Brésil et je l’aime encore. Il y a soixante ans que je le fréquente. Je vais le voir. Je parle avec lui. Nous échangeons des idées, des souvenirs, des malices. Il me raconte des histoires… »

« Je connais le Brésil depuis soixante ans, jour pour jour. Il m’a toujours étonné et surpris, parfois énervé, sans me décevoir jamais. Ce dictionnaire voudrait donner à voir ses forêts du début des choses, ses eldorados, les déserts écorchés du Nordeste, la douceur de ses habitants et leurs cruautés, la volupté de Rio, de Brasilia, de Sao Luis, les fêtes et les sambas, les fascinants poissons de l’Amazone, l’aventure du caoutchouc, du café et de ce bois écarlate qu’on appelle  » le bois brésil « . Comme je fréquente ce pays régulièrement, je l’ai peint avec mes souvenirs. Je montre ses images. Je me rappelle ses odeurs et ses orages. Parallèlement, je parcours son histoire dont nous ne connaissons en Europe que des bribes, et qui fut brutale et fastueuse. Je parle également du Brésil d’aujourd’hui, partagé entre l’horreur des favelas et l’impatience d’un peuple qui, pour la première fois peut-être, sait qu’il est en charge de son propre avenir. C’est cela, être amoureux d’un pays. »

Extrait du journal Le FIgaro : un lien indéfectible de l’écrivain-voyageur avec le Brésil. Gilles Lapouge, « le flâneur de l’autre rive »

Plus tard, en revenant sur les trois années qu’il a passées au Brésil, il déclarera : « Le Brésil est mon autobiographie, je l’ai parcouru comme on relit un journal intime ». C’est justement Equinoxiales, paru en 1977, qui l’a fait entrer dans la famille des « écrivains-voyageurs » ; un récit tenant à la fois de l’essai et de l’autobiographie, avec des esquisses de portraits, des ébauches d’histoires, dans un « égarement extasié », selon son expression, qui l’a mené de Recife à Rio en passant par l’Amazonie et Salvador de Bahia. Modeste avec sincérité, il s’était toujours proclamé « faible voyageur, butineur qui va et vient » ou encore « flâneur de l’autre rive » pour prendre le titre d’un de ses derniers ouvrages.

  


  1. Étonnants Voyageurs est un festival international de littérature organisé annuellement à Saint-Malo depuis 1990. Essentiellement tourné vers la littérature, cet évènement propose également une programmation cinématographique, ainsi que des expositions et des spectacles.