Mirta Yañez : ne pas prendre l’enfance à la légère

— Par Enrique Pérez Díaz —

mirta_yanezJe connais peu de gens comme Mirta Yañez, dotées d’une polyvalence, d’un sérieux et d’une rigueur intellectuelle peu communs. À la lecture de sa vaste œuvre pour adultes ou de ses essais sur des sujets les plus ingrats, on pourrait imaginer que c’est une personne cultivée, intransigeante, quelque peu étrangère au monde normal, et non cette femme pleine d’énergie, d’humour, d’originalité et d’amour pour les animaux et les êtres les plus démunis en général.
Il conviendrait de dire aussi que Mirta est la sœur d’un des grands de la littérature d’enfance et de jeunesse, un de ceux qui se refusaient à grandir et qui un jour a disparu sans que nous nous soyons préparés à lui dire adieu, comme je l’ai souvent dit en évoquant le frère de Mirta : Albertico Yañez, Mirta est une créatrice de principes, engagée avec son temps, une personne sans compromissions, une féministe convaincue (pas par mode mais par conviction et prises de position fermes) et un être d’une immense sensibilité qui, pour défier le monde, se cache derrière l’armure d’une guerrière. Attentive au développement de son œuvre pour enfants, reconnue depuis longtemps pour ses incomparables qualités, une de ses batailles les plus récentes a été le sauvetage de l’inépuisable trésor laissé par un être aussi atypique et original que l’irremplaçable Albertico Yañez.
Notre dialogue s’intéressera à sa passion pour le monde de l’enfance.

Existe-t-il pour vous une littérature de jeunesse, une LITTÉRATURE ou une littérature tout court ?
Cette question a deux réponses, selon son angle d’approche. En effet, il existe une littérature pour enfants, mais il existe aussi la LITTÉRATURE. Une vérité de La Palisse. Je m’explique : si une famille, une institutrice, un éducateur, quelqu’un qui travaille avec des enfants veut leur donner le goût de la lecture, il ne peut évidemment pas leur proposer de lire La Montagne magique.

Les lectures doivent s’adapter aux différentes étapes de la vie. Il y a toujours des enfants qui sont en avance, et dans ce cas la perspicacité de l’adulte doit entrer en jeu pour les mettre face à de nouveaux défis de lecture. Il ne faut jamais sous-estimer les enfants qui, comme nous le savons bien, s’approprient des textes qui n’ont pas été écrits à leur intention. Ainsi, nous arrivons à ce que vous appellez littérature en lettres majuscules. Par ailleurs, les adultes apprécient de temps en temps une lecture ou un film qui a été réalisé pour les enfants. Cela suppose que nous sommes en train de parler d’art, de véritables œuvres littéraires.

À votre avis, les enfants lisent-ils plus, ou moins qu’avant ?
Les enfants regardent davantage la télévision. Ceux qui ont un ordinateur passent plus de temps devant leur écran. Je pense qu’en général, les enfants lisent moins qu’avant. À Cuba, ce phénomène s’aggrave parce que, même si l’intention de promouvoir la lecture existe, les méthodes (et cela vaut aussi pour les adultes) sont répétitives et ennuyeuses, et comme il y a eu des générations entières négligées, avec une mauvaise éducation, les enfants (même s’ils ont envie d’acheter un livre, comme un objet de plus à posséder), ne ressentent pas que la lecture est indispensable. Pour le moins, c’est l’expérience que j’en ai.

Quel ton doivent avoir les histoires pour enfants ?
Vous savez que je suis féministe, c’est pourquoi je défends l’égalité de genre. Les petites filles pratiquent désormais presque tous les sports ; quand elles sont adultes, si c’est nécessaire, elles vont à la guerre et autres calamités que l’on montre à la télévision, je ne vois donc pas pourquoi les tons devraient être différents. Ce qui importe, ce sont les âges : un enfant de 5 ans est différent d’un enfant de 12 ans. Ce que l’on doit défendre, c’est l’éthique, l’élégance et l’imagination. Certains pensent que faire participer les enfants à l’information de la vie, c’est écrire sur la vulgarité, la grossièreté et les ambiances médiocres.

Les auteurs classiques nous ont appris que l’on peut aborder des sujets durs sans perdre de vue que la littérature c’est de l’art : Hansel et Gretel sont abandonnés par leurs parents, la pauvreté est présente chez Andersen. Pour le reste… N’étaient-il pas beaux les temps où l’on croyait aux Rois mages ? Le monde va de plus en plus mal si nous privons les enfants de la possibilité de rêver.

Que serait un auteur idéal pour la jeunesse?
Qu’il écrive vraiment en pensant « aux enfants », et non pour gagner un petit prix, pour se retrouver dans les priorités du box office, ou pour un quelconque opportunisme. Qu’il ressente la nécessité de s’exprimer de cette manière en particulier.

Reconnaissez-vous dans votre style l’influence de certains auteurs classiques ou contemporains ?
Avant tout, la lecture dans mon enfance de nombreuses bandes dessinées, depuis Lulu jusqu’aux Halcones negros ; beaucoup de cinéma de Walt Disney, et parmi les auteurs A.A. Milne et sa série Winnie the Pooh.

Quelles ont été vos lectures d’enfance ?
Des bandes dessinées, mais aussi de très nombreux livres de collections argentines ; des journaux pour enfants comme Billiken. Bien avant de savoir lire, mes parents et mon oncle Felix me lisaient Le petit Prince, dont j’ai conservé mon premier exemplaire ; des livres d’aventure et d’action, depuis Les trois mousquetaires, L’île mystérieuse jusqu’à Pimpinela escarlata ; mais aussi tous les volumes de Louise M. Alcott, et bien d’autres encore. Je lisais beaucoup, et je continue.

Qu’est-ce qui vous pousse à écrire ?
Cela dépend. Je suis très motivée par l’injustice, pour les thèmes sérieux, mais aussi par ce qui me réjouit, me fait rire.

Qu’est-ce qui vous décourage ?
La déloyauté, le mensonge, la marginalité, l’impuissance.

Quelles sont les qualités morales d’un bon livre pour enfants ?
En fait, on n’obtient rien de bien en pontifiant sur la moralité. Je crois que la morale est quelque chose de très personnel, mais également liée naturellement à l’époque que l’on vit. Au nom de la « morale », de nombreuses erreurs ont été commises, et pas seulement littéraires. Même s’il y a toujours des codes déterminés, ancrés dans l’humanisme, que l’on ne peut transgresser, surtout s’il s’agit d’œuvres destinées aux enfants. Je ne vais pas donner d’exemples.

S’il vous fallait sauver dix livres d’un naufrage, lesquels choisiriez-vous ?
Je sais que mon frère Albertico a eu la courtoisie et la générosité d’affirmer qu’il sauverait ceux de sa famille et de ses proches. Ce que nous ignorons, c’est s’il les relirait… Je réponds la même chose. Noblesse oblige. Et en plus, j’emporterais un E-Book pour avoir de la lecture pendant un bon moment.

(Tiré de Cubarte)