Michèle Arretche, Saint-John Perse et les Ratières : habiter poétiquement le monde.

— Par Scarlett Jésus —

Qu’a à voir le prosaïsme des « ratières » avec la poésie de Saint-John Perse ?

Toutefois le crabe, au même titre que les blattes (les « ravets »), se faufile parfois dans l’univers poétique de Saint-John Perse. Comme une réminiscence du vert paradis de son enfance et comme un intrus. Connoté négativement, il est présenté comme un assaillant dévastateur de l’« habitation ». En témoigne cet extrait de Vents (II, 4) : « Les migrations de crabes sur la terre, l’écume aux lèvres et la clé haute, prennent par travers des vieilles Plantations côtières enclouées pour l’hiver comme des batteries de Fédéraux ».

La chair de ce crabe de terre, très appréciée en Guadeloupe tout autant qu’en Martinique, a donné lieu à une pratique de capture qui s’opère à l’aide d’une boite en bois, munie d’une porte amovible. Un mécanisme très simple, actionné par une ficelle et une grosse pierre, permet à la porte de se refermer sur le crabe, qui se retrouve alors pris comme un rat. D’où le nom de « ratières » que les Martiniquais donnent à ce piège.

Michèle Arretche a délibérément fait le lien entre cette boite à crabe et la relation amoureuse. De façon paradoxale elle entreprend de présenter cette relation en hommage au poète. En se référant à la partie centrale du recueil Amers, intitulé « Etroits sont les vaisseaux ». Certes dans ce long poème en hommage à la mer, les amants s’abandonnent tout entier à Eros : « Submersion ! Soumission ! Que le plaisir sacré t’inonde, sa demeure ! », clame l’Amant. Mais pour le poète l’expérience amoureuse, bien loin d’évoquer l’enfermement, relève plutôt de la communion avec les éléments, de l’élévation et du sacré. Ainsi le même chant conjugue-t-il l’appel au grand large (« Aux portes des Amants clouez l’image du Navire ! »), avec l’appel à l’érotisme (« Licence alors aux jeux du corps ! »).

Dans la série intitulée « Projet ratières » Michèle Arretche entreprend de donner à voir, sous une forme métaphorique, la représentation ambigüe de la relation qui s’instaure entre l’Amant et l’Amante. A la façon d’un Keepsake, une douzaine d’esquisses sur papier Canson semblent faire écho, de façon très libre, aux vers du poète. Le tracé récurrent des contours d’une main, aux minces doigts écartés, incite à une lecture symbolique. Selon le principe de la métonymie, la main signale une présence et peut se lire comme l’indication d’une action en cours. Un geste qui n’est pas celui de la capture et qui, s’apparentant plutôt à une libération, semble vouloir entreprendre de soulever la pierre afin d’entrouvrir la boite. Un geste initiatique peut-être aussi, pour accéder au message sibyllin des feuillets roulés ayant servi d’appâts : « Rouge d’oursins les chambres du plaisir », ou encore « Ensemencés d’éclairs et semoncés d’orages ».

La ratière, symbole d’enfermement, est donc à l’opposé de la Poétique de Saint-John Perse qui ne cesse de répéter dans le recueil Vents, à la suite de l’auteur du « Bateau ivre » : « S’en aller! s’en aller! Parole de vivant ! ». Une exhortation qui va entrer en tension avec le titre « Habiter » que Michèle Arretche a choisi pour cette exposition. De fait, l’exposition donne à voir un parcours qui, refusant de se laisser enfermer, n’a cessé d’explorer toutes sortes de médiums, de techniques et de formats divers : dessins, peintures, photographies, sculptures, mais aussi collages, tondi ou formats ovales. Les formes -et leur déclinaison- sont autant de champs d’expérimentation. Comme le sont les couleurs, parfois tendres ou, à l’opposé violentes, et bien souvent mêlées. Des couleurs qui, plutôt que de chercher à restituer le réel, tentent de rendre compte, poétiquement, la façon dont l’artiste prétend « habiter » le lieu où elle vit.

Mais Habiter poétiquement la Martinique, pour Michèle Arretche, c’est aussi rendre compte, à travers la forme du tondo en particulier, du risque d’enfermement qui menacerait une île se repliant sur elle-même. C’est souligner, par la fluidité de coulées de peintures, l’omniprésence d’une mer aux tonalités changeantes, tantôt virides, tantôt d’un bleu céruléen. Et si l’artiste fait parfois le choix d’un rose détonant n’est-ce pas pour représenter poétiquement un paysage que le poète aurait dit teinté d’un « rose de luxure aux joues du ciel » (Vents, « Chant pour une équinoxe ») ? Et c’est encore mettre à distance, à travers la silhouette lointaine de quelque habitation tout juste encadrée d’un ou deux cocotiers, l’attachement nostalgique au passé et à certaines traditions. Michèle Arretche préfère à ces reconnaissances des paysages plus déroutants, tendant à l’abstraction et sur lesquels ne figurent plus qu’une silhouette de pêcheur et celle de sa bicyclette, engin emblématique d’une liberté se refusant à tout enfermement.

De 2016, période correspondant à la réalisation des ratières, aux œuvres de 2018, si le style de Michèle Arretche s’est affirmé, l’audace de l’artiste reste intacte. En témoigne une dernière série, avec des œuvres aux tonalités plus sombres, quasiment abstraites. Sans pour autant renoncer à la poésie, son aspiration à vouloir s’extraire des différents cercles de l’enfermement s’est élargie de la boite à crabe, à l’habitation, puis à l’île, pour s’étendre aujourd’hui à l’univers. Comme l’indiquent les titres de ses dernières œuvres : « Ma petite planète », ou encore « Habiter la voie lactée ». Adoptant la façon de se déplacer du crabe, la démarche critique de Michèle Arretche n’est pas frontale et sait se tinter d’humour. A l’image de ce tondo intitulé « Le Père Lachaise ». Le collage à l’intérieur de celui-ci d’un autre tondo, une œuvre de Raphaël « Vierge à la chaise » (Madonna della seggiola), réalise une mise en abime du motif. Tandis qu’en position centrale figure une chaise vide. La chaise du Père. Une absence métaphorique.

Scarlett Jésus, critique d’art, membre d’AICA sc et du CEREAP.