« Mémoires et Partages », pour que nos villes changent

Karfa Diallo : « La France a débaptisé des rues qui portaient des noms de collabos, pourquoi pas celles qui portent des noms de négriers ? » 

En marge des manifestations contre le racisme, après la mort de Georges Floyd, des statues de négriers sont déboulonnées aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Belgique etc. Et en France, qu’en est–il du passé négrier de certains grands ports de la façade atlantique ? Pourquoi certaines rues n’ont-elles jamais été débaptisées ? France Inter a demandé à Karfa Sira Diallo son avis sur la question. Karfa Sira Diallo est essayiste, éditorialiste, et consultant franco-sénégalais, né à Thiaroye en 1971. Engagé depuis de nombreuses années sur les questions de la diversité culturelle et du travail de mémoire, en particulier autour de l’esclavage et de la colonisation, il est actuellement directeur fondateur de l’association internationale « Mémoires et Partages », basée à Bordeaux et à Dakar.

Beaucoup de rues portent encore les noms des familles qui ont prospéré sur le commerce d’esclaves. Square Rasteau, square Giraudeau, rue Admirault en sont un exemple à la Rochelle, où six lieux portent le nom d’armateurs qui ont bâti fortune et renom sur la traite négrière au 18e siècle. Il y en a beaucoup d’autres à Nantes, au Havre, à Lorient, à Saint Malo… À Paris aussi, on trouve la rue et la station de métro Dugommier, un fervent partisan de l’esclavage. Ces rues, ces places, ces squares, l’association « Mémoires et Partages » ne veut pas les débaptiser. Plutôt en faire des lieux d’histoire, avec plaques explicatives. Seule Bordeaux vient justement – hasard du calendrier dit la municipalité – d’installer ces plaques dans cinq rues pour raconter que David Gradis ou Grammont ont armé des navires à destination des colonies, dont certains pour la traite négrière. Mais restent beaucoup de lieux sans indications. Depuis une dizaine d’années, Karfa Diallo milite pour réparer cela.

France Inter : Que demandez-vous aux municipalités concernées ?

Karfa Diallo : Nous ne demandons pas que ces rues soient toutes débaptisées, puisque si on débaptisait toutes les rues qui honorent les esclavagistes et les négriers français, il ne resterait pas grand-chose. Mais au moins, que quelques symboles tombent et que le reste de ces rues soit accompagné d’un dispositif explicatif qui permette de sauvegarder la mémoire que nous avons de ce crime contre l’humanité et d’enseigner aux générations actuelles et aux générations à venir le souvenir de cette tragédie et la nécessité d’en puiser des ressources pour combattre les phénomènes de racisme contemporain.

De la même façon que la France a débaptisé, après la Seconde Guerre Mondiale, les rues du nom de collabos français, de ceux qui ont collaboré au nazisme — les rues Daladier, Pétain, Laval ont été débaptisées partout en France —, nous demandons à ce qu’au moins une rue portant le nom de négriers soit débaptisée dans chaque ville, et que pour le reste des autres rues — et il y en a beaucoup, soit d’armateurs négriers soit de personnalités qui avaient des plantations coloniales esclavagistes en Amérique­ ­—, eh bien, que le nom de ces rues soit accompagné de panneaux explicatifs ! Je crois que c’est la meilleure façon de répondre à l’impatience, à l’écœurement de la jeunesse d’aujourd’hui, qui a besoin que des symboles puissent répondre à son exigence d’une société plus démocratique, plus respectueuse des droits humains, et notamment de ceux des Noirs.

France Inter : Ces  rues, il y en a beaucoup sur la façade atlantique ? 

Karfa Diallo : À Nantes, à Bordeaux, à La Rochelle, au Havre et à Biarritz subsiste encore un honneur attribué à des personnalités qui se sont enrichies grâce à un système criminel : la traite, l’esclavage, le crime contre l’humanité, le racisme. Depuis maintenant une dizaine d’années nous avons demandé, exigé, milité pour que le nom de ces rues soit accompagné d’un dispositif explicatif, avec des panneaux qui permettent de préserver la mémoire de ces crimes contre l’humanité et d’en transmettre la vigilance. Mais cette campagne n’a, jusqu’à aujourd’hui, pas encore eu de réponse satisfaisante de la part des municipalités. Il y a une persistance du déni d’un passé colonial qu’on n’a pas encore totalement assumé, et d’une difficulté à concevoir que ce qui a été commis à l’endroit des Africains et de leurs descendants est un crime contre l’humanité.

France Inter : Colbert a donné son nom à énormément de lieux en France

Karfa Diallo : Le nom de Colbert est symbolique de l’implication, de la complicité, voire de la justification législative théorique de la traite et de l’esclavage des Noirs. Colbert est le ministre de Louis XIV qui a préparé le Code Noir en 1685. L’article 44 décrit l’esclave comme une marchandise. Colbert, c’est lui qui a mené l’entreprise colonialiste négrière française. Et c’est vrai qu’aujourd’hui en France, un certain nombre de villes, aussi bien à Paris qu’à Bordeaux ou à Marseille, honorent ce personnage par des monuments, des rues et des lycées Colbert. Si on prenait la décision de débaptiser toutes les rues Colbert, les lycées Colbert, on devrait effacer beaucoup trop de ces signes. Nous pensons  que mettre des panneaux explicatifs partout où Colbert est honoré serait beaucoup plus efficace pour la mémoire collective d’aujourd’hui et de demain.

France Inter : Avez-vous d’autres exemples ?  

Karfa Diallo : Il y a aussi Richepance, c’est un général de Napoléon Bonaparte qu’on a envoyé dans les Antilles rétablir l’esclavage en 1802. On a un autre général, le général Rochambeau, qui est honoré dans un certain nombre de villes françaises, qui s’est livré à des sévices extrêmement impitoyables vis à vis des Noirs qui résistaient contre l’esclavage, dans les Antilles. À Bordeaux, le cours Balguerie Stuttenberg… Vous allez au Havre, vous avez la rue Mazurier. Jules Mazurier était négociant-armateur et maire de la ville, enrichi grâce à la traite négrière, devenue illégale et encore plus rentable après son abolition en 1815.

Et puis surtout, on a ce quartier « La Négresse » à Biarritz, le plus grand quartier de la ville, dont le nom ne remonte absolument pas du tout au 19e siècle. La dénomination de ce quartier est le résultat d’une délibération municipale qui date de 1986, quand le Conseil municipal a décidé de débaptiser le quartier qui s’appelait Arosta – un nom basque. Dans ce quartier a vécu une femme noire haïtienne qui tenait un bistrot et les gens ont pris l’habitude de dire qu’ils allaient au quartier « Rosta la Négresse ». Et à partir de 1986, la ville de Biarritz a décidé d’enlever le nom « Rosta » et de conserver le nom « La Négresse ». À Biarritz vous avez aussi une gare qui s’appelle « La Négresse ». Vous avez un rond-point, « La Négresse ». Vous avez une rue « La Négresse », une pharmacie « La Négresse ». Vous avez une sorte d’humiliation à ciel ouvert, une sorte de promotion, d’apologie d’un nom ouvertement raciste et péjoratif, sans que cela ne choque personne.

J’ai été personnellement arrêté, mis en garde à vue et poursuivi pour une action antiraciste que nous avons menée le 22 août devant la gare de Biarritz, lors du sommet du G7. C’est pour dire qu’il y a une réticence réelle des autorités françaises aujourd’hui à ouvrir cette question de la persistance du racisme sur les murs de nos villes, ce qui amplifie les phénomènes de discrimination, les phénomènes de racisme dans la police, les phénomènes de racisme au niveau social, au niveau de la distribution spatiale sur le territoire français.

Les autorités municipales sont encore aujourd’hui extrêmement réticentes à aborder cette question et nous sommes persuadés que les mobilisations actuelles leur ouvriront les yeux.

(D’après Béatrice Dugué, Valeria Emanuele, site France Inter le 11 juin 2020)