Méfiance

 — Par Philippe Adrien, metteur en scène de Phèdre —

philippe_adrienMes amis martiniquais ont souhaité que je réponde aux attaques, aussi piètres que mensongères, du dénommé Sabra Nous vivons en effet dans un temps où n’importe quel individu, sans visage ni mandat, peut se permettre d’inonder la toile de ses invectives, en toute impunité.

Roland Sabra me traite de « mercenaire », reprenant ainsi le terme utilisé naguère par un critique parisien rendu jaloux par mon incursion dans le théâtre privé, pour « Doux oiseau de jeunesse » de Tenessee Williams. C’était en février dernier

On voit bien comment s’y prend notre prétendu « -journaliste d’investigation ». S’avisant un beau matin qu’un certain Philippe Adrien, metteur en scène métropolitain dont il n’a pas la moindre idée., mais qui pourtant semble avoir quelque réputation, menace de débarquer à Fort-de-France, il se précipite sur Internet et y trouve évidemment toutes les informations possibles sur un par-cours professionnel de plus de Trente ans.. Que- retient-il ? Un seul mot « mercenaire » dont il lui semble – « Le Naïf » – qu’il est susceptible, sous sa plume vengeresse, de discréditer l’homme et l’artiste. Le voilà prêt à m’accueillir…

Selon le petit Robert, un mercenaire « n’est inspiré que par la seule considération du gain »..- Si c’était mon cas, étant donne le rythme et le volume de mon activité., je serais plusieurs fois millionnaire ou bien j’aurais depuis longtemps changé de métier, tant il est vrai que le théâtre coûte cher mais ne rapporte pas d’argent. Il n’est cependant nul besoin d’enquêter pour voir que je suis animé par d’autres motifs.

Deux critères sont invariablement en cause à l’heure de mes choix : d’un côté l’oeuvre et -son auteur, de l’autre, un acteur ou Urie actrice, une compagnie, une troupe, une aventure humaine… Ainsi par exemple. durant la saison dernière,pourquoi ai-je, accepté de, mettre en scène la pièce de Tenessee- William? C’est très simple – pour l’oeuvre du poète américain et pour Claudia Cardinale que j’ai tant aimée au cinéma! Pourquoi «Yvonne princesse clé Bourgogne » ? Pour la singularité de la fable de Gombrowicz, mais aussi pour prêter la main à mes anciens élèves et leur faciliter l’entrée, dans la profession! Pourquoi « Mélédouman » à Brazzaville ? Parce que j’y ci -trouvé l’authenticité indispensable à la création de la belle adaptation de « La carte d’identité » de Jean-Marie Adiaffi par mon ami Philippe Auger, trop tôt disparu et aussi parce que j’ai souhaité cette occasion pour les acteurs congolais avec lesquels j’ai travaillé, de remonter sur les planches après 7 ans d’interruption dus à la guerre civile! Pourquoi «Le Procès avec -Le troisième Oeil»> Pour Kafka, si essentiel à mes yeux, et parce que les handicapés qui composent pour moitié cette troupe, eux aussi., ont droit au désir de jouer et d’interpréter! Pourquoi « La Noce… » en créole, à Basse-Terre ? Évidemment pour retrouver l’âpreté du jeune Brecht qui m’a toujours ravi, mais aussi pour l’évidente vitalité de l’adaptation de Sylviane Telchid ; pour le créole, pour en vèrifier une fois encore le pouvoir théâtral dont j’ai toujours ‘été convaincu ; par fidélité. aussi à un projet qui avait été engagé lors d’un stage il y a 8 ans, le désir du comédien Guadeloupéen, Dominik Bernard, de fonder une compagnie et de débuter son activité avec « On mayé ozabwa » ayant emporté ma conviction. Enfin, il faut y venir, pourquoi « Phèdre » à Fort de France ? Pour Racine, évidemment ; la langue à son zénith, une poésie éblouissante de transparence et, le dit-on assez, une dramaturgie palpitante… Racine me fascine depuis toujours, mais je ne me suis résolu que très récemment de m’y risquer, Pourtant, le désir de monter « Phèdre », je le partageais avec Aurélie Dalmat à l’évidence une des grandes actrices de ce pays, depuis près de 20 ans! On l’aura compris, il m’importe avant tout de faire place au désir des artistes, les poètes, mais aussi les comédiens qui, dans une profession littéralement sinistrée, ont tant de peine à trouver les moyens de s’exprimer. Alors, si je puis, quelquefois, de par l’expérience qu’on veut bien me reconnaître, aider à la création théâtrale, je le fais, oui, sans hésiter.

Mais Sabra, triste sire, prend ombrage de tout. Au lieu de se réjouir que ce spectacle ait pu être produit à Fort de France, avec des moyens convenables, il s’en indigne. 100.000 Euros, pensez donc ! Comme si nous nous étions partagé ce pactole avec Aurélie Dalmat ! Mal informé à cet égard, je n’entrerai pas dans le détail, mais il est évident que les seuls salaires des comédiens durant la période des répétitions et des représentations, avec les charges sociales, représentent une part importante du budget. Quant à l’équipe artistique, puisque Sabra me reproche d’avoir requis deux assistants, j’ai proposé que le cachet de metteur en scène soit partagé en deux entre mon principal collaborateur et moi-même. Toujours dans cette perspective d’économiser des moyens à peine suffisants, on remarquera que notre organigramme ne comporte pas de poste de décorateur-scénographe…

Pour être vraiment conséquent, il faudrait comparer le budget de Phèdre et celui d’une autre pièce de Racine, « Andromaque » par exemple, que je présente actuellement au théâtre de la Tempête, ce qui bien sûr Ka pas échappé à notre inénarrable Rouletabille qui trouve là encore une bonne occasion de me. faire un mauvais procès : « Philippe Adrien a donc oublié qu’il avait préalablement signé, la mise en scène de Phèdre … »

Pour des raisons qui tiennent aux difficultés de la production théâtrale en Martinique, Aurélie Dalmat n’a pu me spécifier les dates de « Phèdre » que quelques mois avant l’échéance. Mon emploi du temps étant déjà très chargé, j’ai commencé’ par lui dire que je ne pouvais pas me rendre libre… Mais, depuis plus d’un an se trouvait engagé avec un groupe de comédiens, anciens stagiaires de l’Afdas auprès de ma compagnie, un travail sur « Andromaque » dont nous avons pu, au mois de décembre dernier, présenter une première version dans le hall du théâtre que je dirige à la Cartoucherie. Le soir même de cet événement, j’ai décidé de produire et présenter ce spectacle, en régulier, au mois de septembre 2005. Dans les jours qui ont suivi, j’ai rédigé., à la demande de mes collaborateurs, un texte pour l’annoncer, Les pourparlers à propos de Phèdre étaient à peine engages, aussi ai-je écrit, car c’était vrai : « C’est ainsi que, presque à mon insu, et pour la première fois, je réalise le rêve qui me semblait impossible, la mise en scène d’une tragédie de Racine. » Dans le cadre de ce premier travail, j’avais eu le sentiment de rencontrer, en la personne de François Raffenaud qui jouait Pyrrhus, un collaborateur d’exception. Je lui ai donc proposé de me précéder à Fort-de-France pour traiter de la diction des vers avec les comédiens que je, suis venu choisir, moi-même, sur place, au mois de janvier dernier. Que n’ai-je, à partir- du jour ou « Phèdre » a été é présentée pour la première fois à l’Atrium, ôté du site de la Tempête dont Sabra est si friand, ce texte inaugural ! Il suffisait de le compléter ou de le remplacer par un autre dans lequel bien sûr j’aurais fait état de « Phèdre » qui cependant, donc, n’est pas le premier, mais bien le second de mes travaux sur Racine! Le travail théâtral vaut dans le temps où il se fait et pour l’espace ou il se déroute, je ne passe pas mes journées à réviser les papiers qui figurent dans les différents sites du Net ou il est question de mon activité, ma biographie s’y trouve en ordre dispersé. Il faudrait être totalement paranoïaque pour se méfier de pareilles occurrences. Je n’y ai pas songé., mais ne suis ni « amnésique », ni surtout « méprisant » pour autant.

Méfions-nous, désormais « Le Naïf » est là qui scrute. la vie culturelle martiniquaise ! Sabra à qui, décidément, rien n’échappe savait avant même de voir la représentation, que «Phèdre » était un mauvais travail puisque le metteur en scène n’y avait passé que quinze jours ! A force de faire le malin « Le Naïf » révèle ici son ignorance de la pratique théâtrale.

La tragédie classique française est un genre tout à fait particulier qui, pour une grande part, tient sa spécificité de l’alexandrin. vers rimé, de douze pieds. François Regnault, dont le livre fait autorité en la matière, dit qu’il lui suffit d’un quart d’heure pour expliquer à un acteur comment s’y prendre. La règle est en ef f et très simple, ces douze pieds, il faut les dire sans en omettre ni en ajouter un seul, les deux principales difficultés étant les liaisons et les e muets- Pour en venir là bout, il faut s’exercer : on commence par dire plus ou moins « de chic », puis en cas de doute, on vérifie en comptent les syllabes, on se reprend, ainsi de suite et on finit par y arriver_ Rien là qui soit insurmontable. Il reste que la règle, en contraignant la pratique courante de la longue, ci tendance à produire sur le jeu certains effets d’amortissement dommageables. Les points de vue sur le sujet diffèrent sensiblement, mais selon moi, il s’agit de parvenir, tout en appliquant la règle, à échapper à ses inconvénients et trouver la voie d’une parole vivante et libre. Cela nécessite un apprentissage soigné du texte et demande du temps. Nous avions calculé le nôtre : François Raffenaud disposait de 5 semaines avec les comédiens pour leur donner à découvrir la pièce, les exercer à dire le texte vers à vers, puis par morceaux, par scènes et par actes… Faire advenir peu à peu le sens, la musicalité et surtout la vie! Lorsque j’ai pris le relais de son travail, j’ai été frappé par l’évidente qualité technique atteinte par les comédiens dans cet exercice. Il restait 15 jours. C’est peu, mis comme Molière le fait dire à Alceste, n’en déplaise à Sabre, « le temps ne fait rien à l’affaire! » Là où certains maladroits vont patauger des mois, une main habile fera merveille en quelques dizaine d’heures. J’ai toujours soutenu que mettre en scène consiste dans un geste, un geste organique; Ici forme de ces tragédies classiques, à la fois exigeante et simple, offre précisément la possibilité d’en administrer la preuve par la clarté et la pureté (du geste) qu’elles réclament !
Conséquence de l’unité de lieu, une des constantes de la dramaturgie française du XVII ème siècle, il faut pour mettre en scène une de ces tragédies commencer par déterminer, en relation avec la fiction, une topographie claire de la scène, les entrées et les sorties des différents personnages, et les possibilités de circulation. Ainsi, ayant adopté comme lieu de l’action, la salle du trône du palais de Thésée nous avons situé les appartements prives côté cour, le trône sur la partie jardin du plateau et, au f ond, dans un trou noir, l’apparition de Thésée à son retour des Enfers, soit une cire de jeu asymétrique dont la dynamique est accentuée par un dénivelé- à l’avant-scène et une estrade qui supporte le trône.
Connaissant bien la pièce et ayant entendu les comédiens dire la totalité du
poème, je me suis attaqué à la mise en espace, en précisant au f ur et a% mesure du déroulement, les intentions, les rythmes et les intensités de jeu correspondant à une narration que je souhaitais naturelle et prenante. Tracer des lignes claires et nettes en faisant place à ce que j’appelle « la logique interne du devenir scénique », éviter les redites et les trivialités, soutenir auprès des acteurs le parti du sentiment tragique cher à Jouvet plutôt que les laisser s’abandonner à l’aspect de péripétie dramatique, enfin donner vie à la fable, tels furent mes objectifs durant ces deux semaines. Ce travail intensif s’est déroule, mes collaborateurs et les comédiens peuvent en attester, dans un climat de grande sérénité. Aucune question concernant l’intelligence du texte ou l’interprétation, le son (Alfred Fantone) la lumière (Dominique Guesdon la création des objets (Bruno Sentier), les costumes (Esther Bajac, Gabrielle Talbot, Sylviane Gody), les coiffures (Véronique Pam) et les maquillages (Jocelyne Chéri-Zecote), n’ayant été abandonnée à une quelconque approximation.

Après tout, concernant le travail des acteurs, la pratique du plateau et l’artisanat de la scène, qui est «expert» sinon l’artiste qui y consacre sa vie? Oui, je me trouve à un point de mon parcours où je puis envisager sans trop de risque, étant le plus souvent remarquablement secondé, et travaillant avec des acteurs expérimentés, de mettre en scène en 15 jours et même, pourquoi pas, en 10 ou en 5 !? Ce n’est pas à des sabres d’en juger! Sabra n’est pas qualifié pour apprécier l’organisation de mon travail. S’il l’était, il ferait du théâtre … ou des tableaux, des poèmes… Et non ce journalisme de fouille-merde dont il se montre aussi bien impotent! Que se mêle-t-il de parler des « conditions honteuses » dans lesquelles J’ai « signé cette mise en scène » ?! Paul Claudel se fait, ‘à juste titre, a sa « conscience artistique »… C’est bien la seule instance à laquelle il vaut de se référer dans une telle activité 1 Mais, tenez, «Ethique et esthétique » voilà un bon sujet d’article ou d’émission et j’accepterais volontiers de m’en expliquer, à condition qu’on me le demande poliment et que mes propos soient correctement retranscrits. Je ne suis pas sûr que nos médias aient de la place pour un tel d’ébat. Il ne reste donc aux journalistes qu’à apprécier et commenter le résultat. Ma pratique est mon affaire et celle de mes collaborateurs. Les artistes, les techniciens, les personnes qui s’occupent de la production et de l’administration sont les garants de mon éthique ! Si jamais je me trahis, je compte sur eux pour tenter de m’en avertir à temps.

Et puis finissons-en une bonne fois! «Un spectacle bon pour les Antillais, pas pour les Parisiens !» avait titré, et il s’en vante, « Le Naïf » dans son numéro 125 J’ai accueilli, depuis que je dirige le théâtre de la Tempête, plusieurs spectacles montés et joués par des Antillais ou venus des Antilles mêmes. J’accueille en Avril prochain « On mayé ozabwa » par la compagnie du « Pélican Jaune »,

Dès la première série de représentations de « Phèdre », en Avril dernier, j’ai proposé à Aurélie Dalmat et Fanny Auguiac de réfléchir à la venue du spectacle au Theatre de la Tempête Le succès public incontestable que nous avons rencontré, la poursuite de notre travail en Juillet, et durant ces jours derniers en Octobre, la qualité des relations à l’intérieur de la troupe, de l’équipe artistique et du staff de production, la confiance que nous partageons, me permettent d’annoncer aujourd’hui, scoop dont Sabra n’aura pas la primeur, que « Phèdre », spectacle martiniquais, sera présenté devant le public parisien en 2006-2007 ! Avec une trentaine de représentations à la Tempête et, je l’espère, une abondante série en tournée, l’opération « coloniale » conduite en terre martiniquaise par un « mercenaire » avide avec la complicité du TAM théâtre, du CMAC et du Conseil Régional, cette action « honteuse », et néanmoins utile, sera ainsi bouclée.

Défions-nous des sabras, ces crapules moralisatrices qui sont aussi bien les fossoyeurs des pratiques artistiques qu’ils prétendent célébrer et défendre !

Philippe Adrien