Médée Kali : une belle réussite

— Par Roland Sabra —

Je la chante et, dès lors, miracle des voyelles
Il semble que la Mort est la sœur de l´amour
La Mort qui nous attend et l´amour qu´on appelle
Et si lui ne vient pas, elle viendra toujours
La Mort
La Mort

Jean-Roger Caussimon

Médée-Kali dans l’entre deux manque à la nomination Méduse. Elle est pourtant présente dès les premiers vers :  « Je suis la Méduse, Gorgo, Gorgo, la Méduse ». ltrait d’union entre la figure absolue de l’infanticide et la déesse hindoue déchue. Laurent Gaudé se livre à un travail de déconstruction-reconstruction de trois mythes issus de deux cultures différentes en imaginant une union du divin (Kali) et de l’humain ( Médée). Union qui repose sur le dualisme du Même et de l’Autre. La Méduse et Médée ont pour racine commune « med » sans doute d’origine médique : comprendre, concevoir.Médée : celle qui au delà de la mort qu’elle sème autour d’elle, a la capacité de de comprendre, de raisonner. Kali (du mot kāla, le temps en sanskrit) est la déesse de la préservation, de la transformation et de la destruction. Elle est celle qui détruit le mal sous toutes ses formes et notamment les branches de l’ignorance. Elle tue les géants et piétine par inadvertance (!)Shiva. « Elle est représentée nue, le regard féroce et la langue tirée, portant un long collier, descendant parfois à ses genoux, composé de crânes humains, dansant sur le corps de Shiva, qui en position de cadavre réclame son indulgence, allongé sur le dos. Elle porte souvent un pagne formé de bras coupés, tient une tête décapitée dans une main, une épée, le pouvoir de la destruction, dans l’autre. »

Mais Kali est aussi mi-déesse mi-putain comme le suggère Marguerite Yourcenar dans Kali décapitée.

Et c’est par la voix de Méduse, Gorgo, que s’ouvre la pièce. Quel monstre est-elle pour faire gémir les morts et pleurer les statues , pour faire le chemin à rebours vers le tombeau de ses enfants? Et la foule des corinthiens pétrifiés sous son regard en ombres incertaines défile en fond de scène tandis qu’elle lit dans leurs pensées. Jalons d’un parcours qui ne leur appartient plus, elle les laisse, pierres sur son chemin vers « l’endroit où le sang de ses enfants à coulé . La-bas où l’herbe n’a plus jamais repoussée» pour ne rien leur abandonner qui ne soit à elle ». La dépouille de ses enfants. Elle le dit et le danse à l’ombre qui la suit. Persée. Elle lui montre Jason que son regard à pétrifié, « un petit homme desséché  » non pas mort mais immobile dans la contemplation infinie du tombeau de ses enfants. Jason qui n’a jamais su d’où elle venait, qui ne l’a jamais demandé, croyant qu’elle lui appartenait. Elle dit alors le Gange des eaux de sa naissance, la foule des sans nom, la maigreur des visages, les bouches édentées, la lèpre sur la peau rongée, la peur que déjà elle inspirait. Née sans pitié, elle était belle et savait danser ayant appris des singes et des serpents et déjà elle tenait les hommes, fascinés. Et les Brahmanes de s’ accoupler aux statues qui par sa magie prennent vie dans « une nuit d étreinte sacrée, au cours de laquelle on ne savait plus distinguer la chair de la pierre, » ? « Une nuit d’orgie mouillée » qu’elle offre au temple.

 La sueur des corps sur la douceur des pierres.
La semence des hommes coulait le long des murs,
Le long des jambes,
De bouche en bouche.
[…] Je me suis mêlée à mon tour à cette foule inondée de pluie, de sueur et de foutre,
Oubliant mon nom,
Oubliant le Gange,
Je m’offrais simplement à des mains,
Je parcourais des doigts des sexes, des seins, des bouches humides.
Je me laissais pénétrer par des hommes qui n’étaient plus que râle et hébétude

 Idée géniale de la scénographie : deux tables -miroirs posées en quinconce entre lesquels se glisse Médée Kali, démultiplient dans leurs reflets bras, mains, jambes, et ventres dans l’inextricable enchevêtrement des corps couverts de sueurs et de foutre qui jouissent «  ouverts par tous les orifices  dans la semence et tous les ravissements ». Le tableau est somptueux. Elle pensait qu’on la lapiderait. On la vénéra ! Elle s’appelait désormais Médée-Kali.

J’avais un nouveau nom,
Que tous, un à un, répétait.
Médée Kali
Médée Kali.

Du lieu de cette seconde naissance elle peut partir vers Jason, mourir à nouveau et encore renaître

Et j’ai trouvé Jason.
[…] Je l’ai vu et plus rien n’existait.
Je suis née sous ses yeux.

Naissance à une vie d’épouse et de mère, que la trahison de Jason va achever. Sur le tableau noir où s’écrivait la vie l’amour et la maternité, l’éponge encore mouillée du sang de ses enfants laisse la trace de ce qu’elle a effacé. Il faudra à Médée redevenue Kali la putain revenir sur le lieu du crime, déterrer les cadavres de ses enfants, les brûler, porter leurs cendres et leurs fantômes dans les eaux fangeuses du Gange, suivie au plus près d’une présence absente et pourtant toujours là, celle de son tueur, Persée armé de son seul silence. Et c’est le sabre de ce non-dit assourdissant qui tranchera la tête de Kali.
La mise en scène de Margherita Bertoli est une belle réussite qui ‘s’appuie sur une scénographie ( Soylé ) d’une rare intelligence avec pour tout accessoire quatre blocs de miroirs et un jeu d’ombres et de lumières que la comédienne utilise au mieux. Elle se place sur scène aux découpes précises des images projetées en fond de scène, suggérant par son corps ainsi morcelé les déchirures du personnage. Karine Pedurand, danseuse et comédienne, malgré son jeune âge arrive à incarner avec crédibilité une Médée Kali riche d’innombrables vies, morts et résurrections. C’était un défi. Il a été relevé.
Médée Kali de Laurent Gaudé dans une mise en scène de Margherita Bertoli avec Karine Pedurand est jusqu’à présent le travail le plus réussi de cette deuxième édition du Festival des Petites Formes.

Fort-de-France, le 25/01/2017

R.S.