Manteca, une pièce de Alberto Pedro Torriente, mise en scène par Ricardo Miranda : servir le texte ou se servir du texte?

 — Par Roland Sabra —

 Issu de l’école du théâtre Si de Yohvani Medina, Ricardo Miranda signe avec Manteca du cubain Alberto Pedro Torriente sa première mise en scène, récompensée par le prix de la presse au festival « Off » d’Avignon en juillet 2007.

 L’intrigue se déroule à La Havane, dans les années 90 pendant la période dite « spéciale » celle qui fait suite à la disparition de l’URSS. Le grand frère soviétique qui soutenait à bout de bras, face à l’Amérique, la vitrine cubaine du socialisme s’est effondré entraînant dans sa chute l’économie cubaine. A méditer cette situation d’un petit pays maintenu pendant des décennies sous perfusion par une grande puissance et qui se retrouve plongé dans la misère quand le protecteur vient à faire défaut! Camilla Guzmann dans son film attachant, « Le rideau de sucre », projeté en avant-première à Fort-de-France lors des 3ème rencontres Cinéma mettait le doigt sur cette désillusion.

 Dans « Manteca, une femme Dulce et ses deux frères Célestino ingénieur rapatrié après une formation en URSS et et Pucho, professeur exclu de l’université pour homosexualité élèvent un cochon dans un appartenant havanais qu’il s’agit de transformer en charcuterie à la veille du nouvel an, fête nationale cubaine. A.P. Torriente maîtrise avec aisance non seulement l’art du dialogue, pour ne pas dire de la dialectique mais aussi et encore plus sans doute l’art de l’absurde. Plus près encore de Becket que de Brecht il double les échanges de ses personnages de soliloques, tantôt sur la déclinaison des verbes imparfaits de l’anglais, tantôt sur la longueur des pattes du cochon, tantôt sur une sidération : « Comment as-tu ou le dire à maman? », qui mettent en évidence l’isolement non seulement politique mais aussi psychique d’individus que plus rien ne relie entre eux si ce n’est l’évocation, pour ne pas dire l’invocation dérisoire de la famille comme ultime recours devant la folie. Le lien social, l’institution imaginaire de la société cubaine, pour reprendre Cornélius Castoriadis, disparaissant, ce qui tenait l’ensemble  (re-ligare, re-legere, religion) s’est dissous renvoyant les acteurs sociaux à eux-mêmes. Comment survivre quand les mythes constitutifs de l’ordre social s’effondrent? En s’inventant un mythe individuel? Celui du névrosé comme l’évoque Lacan dans une conférence de 1953  et qui porte ce titre?

 Le soliloque dans le texte de Torriente est une image de cette situation : la personne est parlée plus qu’elle ne parle. L’absurde de la situation est produite par l’interférence du soliloque avec le dialogue d’autant plus que celui-ci glisse à l’improviste au monologue bilatéral. La confrontation, la juxtaposition, la simultanéité des ces modes discursifs hétérogènes crée  une atmosphère d’inquiétante familiarité.

 Et c’est par là que la mise en scène pêche. Comme souvent dans une première œuvre le créateur veut montrer tout ce qu’il est capable de faire, et il en fait trop. Ricardo Miranda déborde d’imagination, multiplie les trouvailles de mise en scène au point de paraître parfois prendre le texte comme un prétexte voire un faire-valoir de sa créativité. L’introduction de scènes jouées, sans texte, produit une dissociation dans les modes d’exposition d’une partie au moins de la problématique de Torriente, à savoir l’absurdité d’une société qui promettant l’abondance et l’accomplissement des individus aboutit à la disette et à la déréliction. Si l’on ajoute non seulement un parti pris de mise en scène qui multipliant les adresses au public déporte l’intérêt du texte vers une interpellation politique et même politicienne, mais aussi le désir d’illustrer d’autres situations, comme celle des « balseros », non évoquées par Torriente parce que hors de propos, on ne peut que s’interroger sur la lecture que Ricardo Miranda a fait ce texte d’une grande richesse. La multiplication des situations dans lesquelles les comédiens prennent la pose les transforme un peu trop souvent en poseurs. Pourquoi le metteur en scène a-t-il voulu ajouter là où il aurait fallu que la sobriété commande? Erreur de jeunesse? Impatience à vouloir trop bien faire? Manque de distance par rapport à l’exubérance de sa formation auprès de Médina?

 Ce n’est pas tout. Ricardo Miranda se met lui-même en scène et ce n’est pas ce qu’il fait de mieux. Qu’apporte son jeu au personnage de Celestino? Là encore des choix sont à faire. Bruno Kahlo en écrivain non publié, incarne davantage Bruno Kahlo que Pucho, professeur homosexuel exclu de l’université. Le narcissisme de ce comédien, son besoin de se rassurer sur son existence dans le regard du spectateur le conduit à ne pas être autre chose que lui-même sur scène, sans cesse à la recherche d’un soutien en dehors de la scène. Il en résulte parfois une étrange absence à lui-même du personnage. Marie Quiquempois, seule femme sur scène en incarnant une vague humaniste qui cherche à jeter des ponts entre deux frères qui n’ont plus grand chose en commun, si ce n’était d’antiques contentieux toujours à fleur de peau, semble être l’unique locomotive de ce spectacle dont le rythme est rompu par les ajouts précités. Mais bon si l’on a vu mieux abouti n’oublions pas que l’on a vu pire. La scénographie de Ludwin Lopez est en adéquation avec la situation décrite, un capharnaüm invraisemblable d’objets hétéroclites qui brouille les repères dans une société elle-même sans repère. Il faut donc aller voir ce spectacle avec indulgence et bienveillance car, in fine, les promesses qu’il recèle sont nombreuses.

 

Roland Sabra, le 19-X-07 à Fort-de-France

 

 

Dès la parution de cet article nous avons reçu ceci :

 

Monsieur,

 

Vous écrivez : « Ce n’est pas tout. Ricardo Miranda se met lui-même en scène et ce n’est pas ce qu’il fait de mieux. Qu’apporte son jeu au personnage de Celestino?« 

 

Se servir d’une œuvre c’est plus qu’évident… Le militantisme acharné de Ricardo Miranda sur scène détourne le théâtre, compromet le texte, renverse la fonction d’un art qui sert à renseigner, cultiver, et surtout à questionner. Le seul fait d’être cubain ne saurait justifier la récupération de l’œuvre au profit d’une reconnaissance  artistique personnelle, et au détriment  de la mise en valeur d’un texte, ce qui est l’essence même du théâtre.

 

Miglou

Manteca (Saindoux) (Cie Théâtre Corps Beaux)
Mise en scène : Ricardo Miranda
Assistants :
Cyril Cotinaut
Virginie Coumont

Avec

Marie Quiquempois
Bruno Kahlo
Ricardo Miranda

Scénographie – Costûmes : Ludwin Lopez

Costumière : Diosdada Perez de Armas

Lumière et Régie générale :
Valéry Pétris

d’Alberto Pedro Torriente (Cuba)
Traduction : André Delmas