#Lundi14septembre : « Être libre ne revient pas à porter ce que l’on veut ou faire ce que l’on veut »

— Par Audrey Jougla, Professeure de philosophie —

Lycéennes et collégiennes ont appelé sur les réseaux sociaux – Instagram, Twitter et Tiktok – à porter lundi 14 septembre des tenues « indécentes » ( jupes, crop top, pantalons à trous…) pour dénoncer le sexisme dans les établissements scolaires. Audrey Jougla estime qu’il s’agit d’une fausse révolte.

Que se passe-t-il avec ce mouvement, faussement associé à une révolte, dont les accents de libération féminine prennent en otage la tenue des lycéennes ?

Suivant une revendication née des hashtags #balancetonbahut, reprenant le fameux #balancetonporc, et #Lundi14septembre sur Twitter, de nombreuses lycéennes se retrouvaient ce lundi 14 septembre à arborer fièrement des tenues provocantes, affriolantes ou pour le moins inadaptées au lycée, comme une revendication de leurs droits. Mais de quels droits et de quelle revendication parlons-nous ? Pourquoi ne s’agit-il pas ici de rejouer une libération du corps, mais bien plus de l’enfermer dans des stéréotypes ?

Respect des règles… ou de l’autorité ?

Que signifie cet appel lancé via les réseaux sociaux, relayé par le collectif Nous Toutes, qui invite les lycéennes ou collégiennes à s’habiller comme elles le souhaitent pour venir à l’école ?

Sous des allures de liberté, ou même de libération, on peut lire des commentaires d’adolescentes qui clament haut et fort qu’elles doivent jouir de la liberté de porter ce qu’elles veulent, où elles veulent, même au lycée. Et que les autres (c’est-à-dire leurs camarades masculins tout comme l’ensemble du corps enseignant et des personnels de lycée) n’ont qu’à respecter ce choix. Curieuse façon d’invoquer le respect, là où les tenues, en l’occurrence des crop-tops (haut laissant voir le nombril), des jeans troués, des minijupes ou des débardeurs portés sans soutien-gorge, sont volontairement dénudés ou séducteurs, autrement dits particulièrement inappropriés dans un contexte d’enseignement.

Qui pourrait vouloir refuser à des jeunes filles une liberté vestimentaire, si durement acquise et si souvent menacée ?

Plus que la liberté, c’est le rapport à la norme qui est visé : il ne s’agit pas tant de s’affranchir du regard des autres que de le provoquer et, paradoxalement, d’exister par cette provocation. C’est parce que ces tenues dérangent et rompent avec le contexte et le cadre, qu’elles deviennent de faux emblèmes d’une liberté affichée mais qui n’en a que le nom.

Il est en effet tentant de faire passer la règle pour de l’autoritarisme, de la censure, voire une atteinte à mon droit de m’habiller comme je veux, alors que c’est celle-là même qui permet à chacun de vivre avec l’autre sans le craindre, et qui rend possible ma liberté. « Mon bahut veut que je m’habille comme une bonne sœur », peut-on lire sur Twitter, « où est-ce que le règlement interdit de porter un jean troué, c’est dit nulle part », lit-on ailleurs. Là encore, le bon sens, et le sens de l’à- propos, semblent avoir déserté les esprits juvéniles qui s’emparent, un peu naïvement, de ce qui prend trop vite des accents de cause légitime. Car qui pourrait vouloir refuser à des jeunes filles une liberté vestimentaire, si durement acquise et si souvent menacée ?

Vivre à propos

Le problème de cette étrange révolte organisée pendant le week-end est d’abord son incompréhension fondamentale des rapports humains, comme de la vie en société. Il n’y a pas de honte à savoir s’habiller en fonction des circonstances, c’est même le principe de la mode et des codes vestimentaires. Remettre en cause ceux-ci, revient à entrer dans un comportement qui, au nom de la liberté, entrave la véritable liberté vestimentaire : celle de changer, de se modeler en fonction des contextes et de ses interlocuteurs, et d’être capable de jouer des identités multiples que nous manions. Le vêtement et le style vestimentaire sont en cela de précieux atouts pour qui sait s’en servir : ils nous aident à affirmer une position, nous confortent dans une posture sociale, ou un statut, lequel change et se modifie au gré des jours et de nos activités. L’ignorer – ou le nier, consisterait alors à attribuer à l’être humain une identité figée, monolithique, appauvrie, autrement dit à nous essentialiser. Parce que je suis une fille, je devrais pouvoir m’habiller de manière sexy ou dénudée où bon me semble, et gare à celui qui se risque à m’en faire la remarque : voilà la véritable censure, qui ne dit pourtant pas son nom.

Car au-delà du simple fait de nier la multiplicité de nos identités, qui fait que l’on ne s’adresse pas à ses parents ou à ses copains comme à son enseignant ou son supérieur hiérarchique, la revendication qui pousse des lycéennes à s’habiller « comme elles veulent » est tout sauf libre : c’est d’abord une injonction.

VIVRE ENSEMBLE

Bientôt, celui qui témoignera de déférence envers un cadre, une institution ou une situation particulière se verra montrer du doigt comme étant celui qui se soumet. Le glissement peut surprendre, il n’est pourtant pas loin. Ce que met en scène le comportement moutonnier de ce lundi 14 septembre c’est aussi un manque de respect envers ses interlocuteurs : si les règlements existent, si les codes tacites ou implicites sont suivis, ce n’est pas tant pour entraver les élèves dans leur liberté que pour leur apprendre à s’adapter à des contextes où le respect prévaut.

Rien ne semble plus dangereux alors que d’agiter le drapeau, certes séducteur mais bien fallacieux, de l’illusion du combat égalitaire

Sous couvert d’égalité féminine et à grands renforts de « les hommes n’ont qu’à contenir leurs pulsions » comme on peut le lire sur Twitter, le message envoyé à toute une génération de jeunes est ambigu, pour ne pas dire tordu. Faire croire qu’être libre revient à porter ce que l’on veut où l’on veut est tout aussi faux que de croire que la liberté consiste à faire ce que l’on veut quand on veut… Mais cela semble avoir échappé aux instigatrices de ce mouvement.

La question générationnelle face à l’identité et aux repères

Il est justement légitime de se rappeler qu’en cherchant des combats là où il n’y en a pas, une génération née dans les années 2000 cherche avant tout des repères et, bien plus souvent qu’on ne se l’avoue, des limites. L’analyse semble avoir été entendue maintes fois et fait vieux jeu, pourtant ce besoin de cadre s’entend comme un cri du cœur lorsque l’on côtoie tous les jours des jeunes de dix-sept ans qui évoluent dans un monde flottant où les valeurs alternent en fonction des polémiques.

La multiplication des revendications et des questionnements qui sont liés à ce besoin en témoignent : antispécisme, question du genre, féminisme, éthique, justice, s’entremêlent, brouillant les lignes pour une génération qui est pourtant avide de points d’ancrage dans sa réflexion. Rien ne semble plus dangereux alors que d’agiter le drapeau – ou le crop-top –, certes séducteur mais bien fallacieux, de l’illusion du combat égalitaire.

Audrey Jougla, professeure de philosophie, Auteure de plusieurs livres sur la cause animale, dont Profession : animal de laboratoire (Autrement, 2015) et 12 clés pour comprendre la cause animale (Atlande), coécrit avec Laurent Baheux.

Source : Marianne.net