« Grand Balan », l’essai transformé de Christiane Taubira

— par Janine Bailly —

Christiane Taubira et Yann Barthès : Il la reçoit régulièrement, l’avait déjà reçue dans Le petit Journal, la reçoit aujourd’hui dans l’émission de la chaîne TCM,  Quotidien¹.

Christiane Taubira publie chez Plon son premier roman, « Grand Balan », écrit dit-elle pendant la période de confinement. Elle en parle ce 12 septembre 2020, et son sourire, son humour décomplexé et de bon aloi répondent à ceux de Yann Barthès, à qui elle est capable de tenir la dragée haute. Dans le respect et la bonne humeur ! Ne lui fera-t-elle pas entendre au détour d’une phrase qu’un journaliste est censé tenir ses promesses ? De sa parole, incisive, claire et sans détour, d’une franchise à toute épreuve — « quand vous parlez vous plantez les yeux dans mon regard », ose son interviewer —, avec son enthousiasme et sa passion coutumière, elle présente un livre qu’à l’entendre on penserait écrit comme une ode à son pays, une adresse à la jeunesse de la Guyane: « À cette jeunesse dont on obstrue l’horizon. / En indifférence. / Impunément. » : une dédicace qu’accompagne une citation de Frantz Fanon : « Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même ». Une ode ? Une apostrophe ? Une impression qu’il faudra redéfinir après lecture de cet ouvrage, une des surprises heureuses d’une rentrée littéraire foisonnante !

Le sens du titre, énigmatique pour qui n’est ni guyanais ni caribéen, elle l’élucide, gardant de l’expression le côté positif : « C’est quand tu sais manœuvrer le ressort qui te permet de prendre ton essor pour contrôler ton propre sort ». Si la jeunesse est entravée, empêchée, s’il y a des choses qui la désespèrent, en elle se trouvent aussi l’énergie, la puissance, un potentiel certain, « c’est ça qui traverse le livre ». Les jeunes sont là, « à côté des codes, mais ils sont là, actifs, vivants, présents ». Et s’ils ne se projettent pas, s’ils ne s’imaginent pas à la tête des services de leur pays, dans les « métiers d’autorité », c’est qu’il n’y a pas ou très peu en cette période, à la différence d’autres moments de l’histoire, de Guyanais occupant cette sorte de fonctions. Cette image les renvoie donc à « un impossible »… Et si le pays est là, en son cœur l’Amazonie, personnage lui aussi du roman nous semble-t-il, si l’on y voyage beaucoup, si la totalité du territoire guyanais est présente, Christiane Taubira en pointe les insuffisances en matière d’équipement, de santé, d’éducation, comme aussi les « contradictions colossales » qu’on ne peut accepter quand on est « le port spatial de l’Europe, territoire d’où partent les fusées », mais que restent particulièrement criants les taux de chômage — avec 60 pour cent des jeunes sans emploi —, de pauvreté, de marginalisation, de déscolarisation. Et trouver à cela une explication rationnelle semble du domaine de l’impossible !

Pour Christiane Taubira, qui évoque aussi le Carnaval guyanais, et plus spécialement les bals de Touloulous², les femmes ne sont pas laissées pour compte, car ce sont elles qui entièrement couvertes, et donc méconnaissables, invitent ces soirs-là à danser, et font leur choix au gré de leurs envies. Traditionnellement, celles qui étaient de condition modeste pouvaient inverser les codes, voire à cette occasion séduire quelque ponte haut placé… Symboliquement, les femmes prennent donc le pouvoir, et c’est alors une « vraie conquête sociale, une sorte de conquête silencieuse, dans une société où l’on n’a pas d’emprise »… Les femmes  trouvent  « un interstice, une faille… on se glisse, on l’ élargit… les femmes ont toujours su faire ça ».

Mais la Guyane, c’est aussi un territoire insécure, parce que sur le chemin des cartels, parce que la drogue et les armes, parce que la violence, qui peut être « terriblement gratuite ». Contre cet état de faits on entend s’élever, quand la population où cohabitent cent-vingt nationalités, des gens qui aujourd’hui vivent « les uns à côté des autres » plutôt qu’ensemble, quand donc cette population est trop en souffrance, une demande urgente de protection. Et l’institution, de la police et de la gendarmerie, se doit d’être « exemplaire, efficace… pour que tienne la démocratie ». Quelques individus ne peuvent sur elle, indispensable à nos sociétés, venir jeter l’opprobre ! 

Et lorsqu’il lui est demandé de réagir à la phrase insultante de Marine Le Pen déclarant que « Dupond Moretti, — actuel Garde des Sceaux — c’est Christiane Taubira en pire », l’ancienne Ministre de la Justice³ ne semble en rien affectée, habituée qu’elle est à se rire ou se défendre des sarcasmes ridicules, sexistes ou racistes dont bien trop souvent elle est la cible. Elle accepte néanmoins de répondre « par respect pour l’auditoire, uniquement », indifférente à cette personne qui « bavarde depuis une vingtaine d’années… qui ressasse les idées de son père, avec un tempérament beaucoup plus fade d’ailleurs… qui ne dit rien d’intéressant ». Et surtout, ajoute celle que l’on a mise en cause, « qu’a-t-elle fait pour la France ? Moi, je ne saurais pas citer. Elle non plus d’ailleurs… C’est un propos d’estrade… ».

On devine Christiane Taubira, qui aime s’approcher au plus près de sa propre vérité, comme de la réalité du monde et des autres, toujours à la recherche du mot le plus juste possible, de la phrase la plus pertinente. À la dernière question de Yann Barthès, elle affirme avoir « l’optimisme de la combativité » , ajoutant que si « on peut tout affronter, on n’affronte pas sa conscience ».

Le livre  : « Vous remarquerez qu’il utilise trois langues, le français, le créole, et une langue intermédiaire qui danse entre les deux », précise son auteur.

Présentation par l’éditeur :
Kerma est au tribunal. Il a servi de taxi à deux jeunes ayant commis un méfait. Quinze euros de gagnés qui risquent de lui valoir des années de prison. Ici, en Guyane, le regard des juges est sans doute pire comme sanction. Mais qu’a-t-il fait ? Quelle est sa vie ? Et qui sont les différents personnages du premier roman de Christiane Taubira ? Des jeunes, en quête d’une vie meilleure, au point de risquer des années de prison pour quinze euros, des femmes, des “mères-courage”, des éducateurs engagés, des élus, des fonctionnaires détachés quelque peu décalés, des gens de peu et de beaucoup, des palabreurs, des conteurs… et puis des arbres exotiques, des animaux qui le sont tout autant, des carnavals, des rodéos nocturnes, et des villages perdus… Avec une verve éblouissante, l’ancienne Garde des Sceaux brosse un tableau magnifique et terrifiant, vrai et fictionnel à la fois, des coutumes, des traditions, des moeurs, des violences, des errances comme des miracles de cette terre qu’elle connait bien, et aime tant. Un livre qui parle au coeur, aux tripes, qui donne à rêver, sourire, s’émouvoir, pleurer, autant qu’à réfléchir.

Extraits :
« Ces mamans-là sont des soutireuses, inquiètes, prévenantes, elles tremblent de les voir grandir exposés aux risques du temps et aux mauvais vents du monde. Elles sont souvent prêcheuses. A chaque sursaut que leur infligent leurs affres de cassandres au jour le jour, elles se démènent pour les prévenir, les alerter, les avertir, les préserver de toute imprévoyance ou de toute erreur, comme si on pouvait grandir sans fautes et sans défauts, sans plaies ni bosses. Elles s’acharnent sur leurs fils, les entrailles affolées, elles se lieraient au diable tout en priant tous les saints du purgatoire pour les prémunir contre les scélératesses de la vie. »
« Le monsieur à toge et épitoge a déjà tourné les talons. Il semble à sec sur le contenu, alors il pallie par le ton. Il interroge à la mitraillette. Il veut du oui ou du non, pas un roman. Lui, Kerma, a envie d’expliquer, non, on ne vit pas tout un mois avec mille cent trente-six euros. Dès le dix-huit du mois, oui, on a besoin, et presque chaque jour, de ces quinze euros. L’essence, l’assurance, la nourriture, rester correctement vêtu et chaussé, après avoir payé le loyer l’eau l’électricité la taxe d’habitation la redevance télé les abonnements de sport de portable de streaming, ok ce n’est pas indispensable, mais à vingt-et-un ans…».

Fort-de-France, le 15 septembre 2020


  1. Quotidien est une émission de télévision française d’infodivertissement quotidienne diffusée en access prime-time depuis le 12 septembre 2016 sur TMC. L’émission est présentée par Yann Barthès et produite par Bangumi. L’émission se compose de chroniques et de reportages réalisés par l’équipe de chroniqueurs et journalistes qui entourent Yann Barthès et accueille chaque jour des personnalités qui font l’actualité, des intellectuels ainsi que des célébrités françaises et internationales.
  2. Les Touloulous sont normalement des femmes dont on ne voit pas une once de peau. Elles portent jupons, une cagoule, un loup et de longs gants. Pour ne pas être reconnues, elles vont jusqu’à mettre des lentilles colorées, des perruques et camoufler leur voix.
  3. Christiane Taubira : Candidate du Parti radical de gauche (PRG) à l’élection présidentielle de 2002, elle arrive en treizième position du premier tour de scrutin, avec 2,32 % des voix. Elle est garde des Sceaux, Ministre de la Justice du 16 mai 2012 au 27 janvier 2016, dans les gouvernements Jean-Marc Ayrault I et II, puis Manuel Valls I et II.