Lire : « Encabanée », de Gabrielle Filteau-Chiba

— par Janine Bailly —

Paru en 2018, Encabanée est le premier opus d’une trilogie québécoise proposée par l’écrivaine écoféministe Gabrielle Filteau-Chiba. Suivront, dans le même esprit, Sauvagines en 2019 et Bivouac en 2021. Des romans ancrés dans l’air du temps.

Ce court mais très dense roman d’une centaine de pages s’inscrit dans la lignée de Henry David Thoreau, dont l’écrivaine se revendique dans l’une de ses dernières pages, faisant dire à son héroïne : « Moi aussi, je mènerai un combat, mais sans arme, sans vandalisme, sans sensationnalisme. Dans les limites légales de la désobéissance civile et dans la sagesse de Thoreau. » En 1845, le philosophe américain se construit une cabane près de l’étang de Walden – il choisira ce nom pour son roman, devenu culte (Walden ou la vie dans les bois). Il vivra là en autarcie pendant deux ans, au fond des bois, pour se retirer de la ville, retrouver la nature, écrire. Il sera aussi le chantre de la désobéissance civile, en particulier face aux autorités esclavagistes de l’époque.

Gabrielle Filteau-Chiba renouvelle l’expérience, réactive au féminin le mythe de la cabane où l’on s’enferme pour se ressourcer, se trouver ou se retrouver, pour aller aux choses essentielles. Lasse de la vie trépidante, convenue, et quelque peu artificielle au sein d’une société capitaliste où forcément l’on se doit de réussir – quitte à avancer masqué, – elle veut « se libérer des rouages du système pour découvrir ce qui se dessine hors des sentiers battus. » Inspirée par le roman de sa consœur, l’écrivaine Anne Hébert, grande voix de la littérature québécoise, elle choisit de partir au  Kamouraska, région du Canada sur les rives du Bas-Saint-Laurent, et de trouver refuge dans la cabane en bois qu’elle a achetée avec terrain et forêt, « sans eau, sans électricité, sans réseau. » 

D’un premier hiver tissé de solitude et d’ensauvagement, Gabrielle Filteau-Chiba garde un carnet de bord, mais plutôt que de nous le donner dans sa version originelle, elle choisit d’en faire le matériau d’une fiction au sein de laquelle elle glisse des pages adressées à son « Cher journal », que non sans humour elle prend, ainsi que le font nombre d’adolescentes, pour ami et confident. Encabanée est une fiction joliment nommée d’après le verbe québécois pronominal « s’encabaner », qui indique  une action volontaire faite sur soi-même. Nous lirons donc l’histoire d’une jeune femme, Anouk, qui à la stupéfaction de ses amis décide, chassée par les faux-semblants autant que par la pollution et l’agitation fébrile de la grande ville, de troquer Montréal contre « la rivière et la cabane au fond d‘une forêt tranquille. » De troquer la superficialité contre la profondeur. De retrouver des émotions primitives, lavées de toutes nos conventions sociales ! De retrouver du temps pour lire ou pour penser !

Mais ce qu’Anouk trouvera d’abord, ce ne sera pas la tranquillité, car si la forêt protège, elle emprisonne aussi, de même que le refuge pourrait, de l’aveu même de la narratrice, devenir geôle puisqu’on peut lire sous sa plume : « Par centaines, les glaçons qui pendent au-delà des fenêtres sont autant de barreaux à ma cellule. » Il y a loin de l’utopie à la réalité, du rêve à sa réalisation,  Anouk le découvrira jour après jour. Car la nature ne se donne pas d’emblée, elle a ses lois qu’il nous faut respecter, ses codes qu’il nous faut décrypter afin de survivre et de cohabiter avec elle en bonne entente. Pour atteindre à cette forme de vie primitive à laquelle la jeune femme qui se fait ermite aspire, il lui faudra réinventer les gestes ancestraux, apprendre comment se chauffer au cœur d’un hiver rigoureux, comment trouver l’eau sous la glace qui prend les eaux de la rivière ou en faisant fondre la neige, utiliser les outils d’un autre temps, accepter la frugalité, et pelleter la neige autour de la cabane. Elle connaîtra aussi la peur, dans des nuits d’insomnie, l’oreille aux aguets des bruits insolites qui sont la voix de la forêt, qui peuvent révéler la présence d’animaux, dangereux ou non, coyotes et ours dit-elle. « La nuit [qui] engouffre la cabane, épaisse et opaque comme un rideau de théâtre. » Pour conjurer ces peurs, ou peut-être le désœuvrement, ou peut-être une sourde angoisse, elle dresse de façon plaisante des listes hétéroclites, recueil de pensées abstraites et de préoccupations concrètes, questionnements aussi bien présents que passés ou futurs. Et si cette solitude désirée, cet isolement consenti permettent de faire un retour sur soi, de « méditer sur ce qui compte vraiment », d’éprouver des sensations oubliées, tous ses sens en éveil – oh, l’odeur des écorces d’orange sur le poêle, « leur parfum camphré, comme le vin chaud à la cannelle le soir de Noël » –, il arrive de plus en plus souvent qu’en dépit de la présence réconfortante du chat Shalom, on s’imagine en « femelle esseulée » confite dans le désir et l’attente de l’homme qui viendra vous convier à la fête des corps.

Et c’est justement dans ce manque de l’autre que prend racine la partie la plus fictionnelle d’un récit qui s’attachait plutôt à transcrire une réalité quotidienne vécue loin du monde : surgit Riopelle, activiste écologique, recherché pour avoir provoqué le déraillement du train qui, traversant le pays de Kamouraska avec son chargement de « milliers de litres de pétrole lourd », est un défi permanent au respect et à la protection de la nature. Le but, dit ce bel Apollon qu’Anouk avait dans sa solitude imaginé, dessiné et réinventé, et qui si bien fit exulter leurs deux corps, « c’est de freiner l’expansion des sables bitumeux et de protéger les cours d’eaux d’un déversement », quitte à devenir « un Canadien errant, un Patriote en exil ».

L’écriture, poétique et luxuriante à l’image de cette aurore boréale finale, qui vient comme une épiphanie clore « l’encabanement », l’écriture donc s’enrichit encore de citations empruntées aux écrivains et aux chanteurs de ce pays de neige, de glace et d’engelures. Comme souvent dans les autres ouvrages relevant du genre littéraire Nature writing, la narratrice attribue mêmes qualités et qualificatifs aux choses de la nature et à la personne humaine, elle-même tantôt s’envolant avec les oiseaux, tantôt s’ébattant avec les dauphins, tantôt semblable à la petite souris solitaire qui hante la cabane, mais finira sous les griffes du chat, « petite anarchiste arrivée au bout de ses peines. » Pour Anouk, le combat continue, et si elle laisse seul partir Riopelle, qui lui avait pourtant demandé « Viens avec moi », l’exemple qu’il lui a donné la conforte dans sa volonté de vivre en symbiose avec une nature dont elle défendra plus que jamais la cause : « Enfin j’avais découvert le sens à ma vie de féministe rural : me dévouer à la protection de la nature, corps et âme. Le printemps fertile n’était pas bien loin. »