L’insurrection du Sud et la justice coloniale

— Par Huguette Bellemare pour Culture Egalité —

L’Insurrection du Sud

Bref rappel des faits, Rôle des femmes

Septembre 1870, 22 ans après l’abolition : Un jeune artisan noir au travail, Lubin, est cravaché par un colon blanc qui estime qu’il ne lui cède pas le passage assez rapidement. Lubin porte plainte, mais il est débouté. Quelques jours après, il se fait justice. Il est alors condamné à 7 ans de bagne en Guyane. La population s’indigne, se solidarise avec lui et profite de la défaite de Sedan et de la proclamation de la 3e République pour réclamer justice. C’est le début d’une insurrection qui mobilise pendant 5 jours la petite paysannerie noire, et au cours de laquelle un béké particulièrement nostalgique de l’esclavage, Codé, est tué et des plantations, pillées et / ou incendiées.

Les femmes (très jeunes, en général) jouèrent un rôle important dans dette révolte. On connaît surtout le nom de Lumina Sophie, de Rosanie Soleil et de Madeleine Clem, mais il y en eut bien d’autres. Même si les autorités judiciaires (et un peu aussi leurs compagnons de lutte) s’efforcèrent de réduire leur participation au rôle d’appoint traditionnel, elles n’en payèrent pas moins par de lourdes peines (prison, déportation) la grande peur infligée aux possédants.

Comme chaque année, CE nous invite à célébrer ces valeureuses et ces valeureux ancêtres et surtout à nous montrer dignes d’elles et eux.

Le procès des insurgés,

L’Insurrection vaincue, la répression est terrible. De 300 à 500 personnes sont arrêtées, une centaine seront jugées.

Allaient-elles et ils avoir un procès équitable ? En fait, le seul but de l’instruction (confiée à l’armée) fut de prouver que l’insurrection était le résultat d’un complot qu’il fallait réprimer sévèrement pour éviter toute récidive.

Ce fut donc un drôle de procès où les témoins à charge les plus passionnés (ceux qui se considéraient comme victimes de l’insurrection) défilèrent à la barre pour dire qu’après tout, ils n’étaient plus très sûrs de leur témoignage.

Où des émeutiers (et surtout des émeutières) furent cité.es seulement comme témoins dans l’espoir que pour sauver leur peau, elles et ils chargent celles et ceux dont on voulait vraiment la peau.

Où, lorsque des témoins accusèrent à la barre le magistrat instructeur de pressions (menaces de prison et même de mort !), le Président du tribunal n’ordonna pas d’enquête, mais au contraire les menaça lui aussi ou les fit même jeter en prison. 

Où un même individu comparut sous plusieurs noms, ou bien sous son seul surnom (par exemple Lumina Sophie au lieu du patronyme, Marie-Philomène Roptus) ou même sous des sobriquets infamants comme Lolo Roche ou Gueule Puce !

Où le Président du tribunal montra dans son langage le plus vif mépris pour les accusés et entrava la défense (il l’empêcha par exemple de poser des questions sur le comportement de Codé, au nom de la liberté de ce colon nostalgique de l’esclavage !)

Où la défense elle-même ne s’impliqua pas : certains avocats arrivèrent au tribunal sans connaître leurs clients ou ce qui leur était reproché. D’autres furent carrément absentéistes. Les plus zélés – les rares que leurs clients pouvaient payer – se contentèrent de pousser ceux-ci à charger les autres accusés. D’autres encore ne plaidèrent pas, s’en remettant à la « sagesse des magistrats » ; tandis que d’autres enfin prononçaient de véritables panégyriques à la louange des « victimes » de l’insurrection (par exemple, de Codé, présenté comme une espèce de Christ !), ou bien à la louange de ceux qui avaient tenté de circonscrire ou de mater le mouvement ! Il est vrai que ces avocats étaient des blancs ou des mulâtres qui avaient le plus grand mépris pour cette population rurale, qui défendaient leurs intérêts de classe et avaient parfois même participé à la répression en tant que volontaires.

La mascarade atteignit son but – justifier des verdicts sévères : les condamnations allèrent de la peine de mort (8 exécutions au Polygone de Desclieux, à Fort-de-France) à deux ans de réclusion simple avec amende, en passant par des relégations au bagne, surtout en Guyane. Cependant, plusieurs accusé.es, y compris celles et ceux sur lesquel.les pesaient les plus lourdes charges, parvinrent à s’enfuir et ne furent jamais repris, preuve que malgré la répression féroce, une solidarité réelle et active existait dans la population rurale.

Les ouvrier.es agricoles et d’usine étaient donc défait.es et vaincu.es. La fin du XIXe siècle fut marquée par une aggravation de leur exploitation et de leur misère. Mais petit à petit se forgera un mouvement ouvrier autonome qui mènera les grandes grèves ouvrières du XXe siècle.

 

 

LE PROCES DE LUMINA

Toute l’incurie et la désinvolture à l’œuvre dans le procès des insurgé.es sont, bien sûr, multipliées par N quand il s’agit des femmes insurgées, et tout particulièrement, de la principale d’entre elles, Lumina.

D’abord, le tribunal ne prend pas la peine de rechercher son vrai patronyme, Marie Philomène Roptus, et elle comparaît sous ses surnoms de Lumina Sophie, dite Surprise. (Aussi, lorsque son fils naît en prison, il reçoit du régisseur de la prison centrale le nom de Théodore Lumina !) On ne se préoccupe pas non plus de son âge, on lui attribue 19 ans alors qu’elle en a 23.

Son procès sera uniquement à charge : un témoin la désigne avec quelque mépris comme « la reine de la compagnie » au milieu des pillardes et des incendiaires ! Le gouverneur Menche de Loisne la présente comme «  la flamme de la révolte ».

Pourtant, on ne la juge pas comme Cheffe de l’insurrection, car en tant que femme, on ne la pense pas capable de jouer ce rôle. Mais elle est accusée de pillage et d’incendie. Des témoins assurent qu’elle aurait proféré deux épouvantables blasphèmes : « Il ne faut rien épargner, le bon Dieu aurait une case sur la terre que je la brûlerais parce qu’il doit être un vieux béké ! » et : « Je brûlerai ma mère, et Dieu même s’il le faut ! »

Ces formules, bien sûr, ne sont pas à prendre au pied de la lettre ! C’est ce qu’on appelle en bon français des superlatifs ou des hyperboles, c’est-à-dire des manières dire avec passion une détermination sans faille. Mais ce droit de s’exprimer passionnément est dénié aux accusés, et encore plus aux femmes accusées. Lumina est stigmatisée parce qu’elle ne manifeste pas le respect qu’il faut envers les valeurs soi-disant les plus sacrées de la société coloniale : Dieu et la maternité. Cependant, dans la réalité, le système ne montra aucun égard ni aucune pitié envers les sentiments maternels et grands-maternels de sa mère Zulma lorsqu’il expédia sa fille au bagne de Guyane et lorsqu’il laissa mourir en prison son petit-fils, Théodore.

En fait, Lumina est condamnée pour avoir mené et menacé des hommes. Parce qu’elle « est » une espèce de monstre, anti-homme, anti-femme, anti-mère. Parce qu’elle est un mauvais exemple pour les autres femmes, une menace contre la famille, la religion, l’ordre social et les rapports établis entre les sexes. Un véritable danger pour la société coloniale, patriarcale et de classes !

Elle est condamnée à être déportée au bagne de Saint-Laurent du Maroni. Et là, le système colonial essaie de l’exploiter jusqu’au bout, puis qu’on la marie avec un paysan breton, bagnard ayant purgé sa peine, dans l’espoir chimérique qu’elle participe au « peuplement de la Guyane » et donc à la mise en valeur de la colonie ! Mais épuisée par les épreuves, le climat et les mauvais traitements, elle meurt à 31 ans, ayant chèrement payé son désir de justice sociale et raciale.

Cependant, à cause de son refus de se conformer à l’idéal de femme soumise de l’époque, nous la revendiquons comme modèle, nous femmes d’aujourd’hui et, pour tous les Martiniquais.es , elle demeure à jamais invaincue.

Huguette Bellemare pour Culture Egalité, d’après les ouvrages de Gilbert Pagot :

L’Insurrection de Martinique, 1870-1871, ed. Syllepse, 2011

Lumina Sophie dite « Surprise » 1848-1879 Insurgée et bagnarde, Ibis Rouge Éditions, 2008