L’heure de nous-mêmes

— Par Christian Rapha, Maire de Saint-Pierre —

Deux statues de Victor Schœlcher détruites, des écoles qui peinent à rouvrir malgré le déconfinement et le contrôle de la situation sanitaire, des coupures d’eau intempestives sur tout notre territoire qui privent une grande partie de la population martiniquaise du service qu’elle est en droit d’attendre notamment en période de crise sanitaire, des transports qui fonctionnent par intermittence, le dossier du chlordécone enkayé alors que de nombreuses propositions concrètes et intéressantes sont formulées par des associations ou des parlementaires, des jeunes agriculteurs en quête de terre pour s’installer alors que 20 000 hectares sont en friche et que la CTM est gestionnaire d’une banque de terres agricoles… notre pays Martinique souffre de maux qui semblent hors de portée de notre action ! Comme si nous étions impuissants à actionner les manettes du changement de notre quotidien et de notre réalité alors que localement nous n’avons jamais été autant en responsabilité.
Alors qu’une partie des politiques fustigent l’Etat « français », parfois qualifié de colonialiste ou néocolonial, nous avons du mal à assumer pleinement notre responsabilité à l’échelon territorial et local (prérogatives qui sont nombreuses et étendues dans le cadre du statut de collectivité relevant de l’article 73) et à nous rassembler au-delà de nos divergences politiques pour convaincre le cas échéant le dit Etat quand nous estimons que nos intérêts ne sont pas pris en compte.
D’abord Schœlcher : s’il est vrai que le Schœlchériste a longtemps occulté la lutte des esclaves pour leur libération, le travail des historiens au cours des dernières décennies et leur relais par les politiques de gauche notamment dans les années 70-90, ont permis de faire reconnaître dans le « récit martiniquais », la place essentielle des esclaves. Il faut continuer à mener ce travail d’explicitation, de diffusion en particulier auprès des jeunes générations. Il faut le faire dans le souci de la réalité des faits historiques.

« Saint-Pierre, berceau des luttes antiesclavagistes »

A cet égard, dans le cadre de la politique patrimoniale et culturelle de Saint-Pierre, je n’ai eu de cesse de vouloir élargir la diffusion de cette connaissance des luttes de libération à travers la toponymie, les monuments ou les célébrations. Saint-Pierre, berceau des luttes antiesclavagistes et abolitionnistes (qui prirent naissance bien avant 1848) porte dans sa géographie contemporaine, la reconnaissance de cette histoire complexe et héroïque. Des rues et des places ont été baptisées pour inscrire cette geste des esclaves dans les lieux mêmes où elle s’est déployée.
On focalise sur les icônes qui symbolisent la contribution des abolitionnistes Européens et Martiniquais – que l’on ne peut nier, parce que c’est bien la synergie des luttes qui aboutit à la fin de l’esclavage – sans voir ce qui est entrepris pour faire connaître cette histoire, partout en Martinique et notamment dans l’espace public de Saint-Pierre, ville incontournable de l’histoire martiniquaise. Saint-Pierre témoigne de cette conjonction de faits : les révoltes, dont celle qui précipita l’abolition à partir du défi lancé par l’esclave Romain, la déclaration forcée de l’abolition par le gouverneur Rostoland dans l’escalier de l’Intendance, et le poids des abolitionnistes, dont le conseiller municipal en charge de la police, Pierre-Marie Pory-Papy, qui fit voter l’abolition par le conseil contre l’avis du maire Pierre Hervé.
A Saint-Pierre, il y a une rue de l’Esclave Romain, une place de la libération du 22 mai 1848, une fresque « Tracejectoire » offerte à sa ville par l’illustre plasticien Pierrotin, Hector Charpentier, qui retrace l’histoire de l’esclavage et l’avènement de l’homme nouveau, libéré. Cette fresque monumentale longe sur plus de 100 mètres la rue de l’Abbé Grégoire, et fait face au collège Louis-Delgrès, du nom de cet essentiel héros de l’histoire de la Guadeloupe et des luttes anti-esclavagistes, Delgrès, martiniquais de Saint-Pierre. Il nous faut poursuivre ce travail. C’est ainsi que, après avoir demandé l’inscription de l’Escalier de l’Intendance à l’inventaire des Monuments historiques, j’ai proposé à Cap Nord que l’habitation Duchamp, où débuta la révolte de mai 1848, devienne un lieu de mémoire qui pourrait accueillir le tombeau de « l’Esclave inconnu », comme le suggérait Aimé Césaire. Pour ma part, j’ai toujours été disponible pour une célébration unitaire du 22 mai 1848.

« Notre histoire est complexe et conflictuelle »

Cette histoire complexe et conflictuelle est la nôtre, il nous faut la connaître. Et même si cela s’avère difficile, il nous faut chercher à nous rassembler autour d’elle, pour en dépasser les zones de douleur et vivre pleinement notre identité de Martiniquais, identité rhizome pour reprendre le mot cher à Edouard Glissant. C’est au nom de cette histoire que je ne peux m’empêcher en tant que Martiniquais, en tant que responsable politique de m’interroger sur notre capacité, ou notre incapacité à prendre à bras-le-corps les problèmes concrets de nos concitoyens. Parce que s’il convient de débattre de la destruction des statues de Schœlcher, il nous faut dans le même temps, régler les problèmes de l’eau, mettre en œuvre des mesures anti-chlordécone qui soient innovantes et positives pour les agriculteurs et les consommateurs – pour la plupart contenues dans les rapports et propositions existants –, décider et organiser l’ouverture des écoles, mettre en œuvre les conditions du retour à l’activité économique après trois mois de confinement, organiser le retour des visiteurs, envisager l’avenir… y compris sous Covid 19.
A ce titre, je veux saluer « l’union sacrée » qu’ont réalisée les politiques guadeloupéens pour faire redémarrer le tourisme dans leur île. 24 signataires (président de région, présidente du Conseil départemental, députés, sénateurs, maires, EPCI, chambres consulaires, syndicats professionnels…) ont demandé au premier ministre la levée des restrictions des vols, de la quatorzaine et la réalisation de test avant le départ et 7 jours après – des mesures que j’ai pour ma part proposées à la ministre des Outremer dès le 19 avril. L’enjeu pour ces responsables guadeloupéens est bien la reprise de l’activité touristique qui fait vivre des milliers de Guadeloupéens.
Pour difficiles et incertaines que soient les conditions de la reprise de l’activité, elles doivent être envisagées dans le cadre d’actions concertées et volontaristes où prévalent notre capacité d’adaptation et notre inventivité ainsi que nos compétences en matière de management et d’organisation. En Martinique, les établissements scolaires sont encore très largement fermés et parfois les coupures d’eau empêchent les écoles ou les collèges privés qui ont décidé d’accueillir les enfants, de fonctionner.
Au-delà de la peur légitime du virus, l’ouverture des établissements scolaires (annoncée à partir du 11 mai) doit être organisée parce que nos enfants méritent que nous mettions en œuvre les conditions de leur réussite, et parce que rien ne dit que nous ne devrons pas cohabiter avec le virus à la prochaine rentrée. C’est dans cet état d’esprit que les membres de la communauté scolaire de Saint-Pierre ont décidé ensemble de contribuer à l’ouverture des écoles et de la crèche. Les personnels municipaux et éducatifs se sont mobilisés, et les parents ont repris confiance de sorte que les enfants seront accueillis jusqu’au 5 juillet. Ce qui nous permettra de roder les procédures qui seront appliquées à la rentrée prochaine. Entre temps, l’école aura rempli son rôle et les parents auront pu retourner au travail.

« Ne restons pas paralysés »

Il nous faut préparer activement la rentrée sociale et économique et rendre possible rapidement le retour à la normale, dès lors que les gestes barrières sont mis en œuvre avec les équipements adéquats (masques, gel…) comme nous en avons pris l’habitude depuis trois mois, si nous voulons limiter la mortalité économique et sociale alors même que nous avons maîtrisé la mortalité humaine liée au coronavirus. C’est fort de ces convictions, que j’ai réitéré mes préconisations de dépistage avant le voyage et que je me réjouis qu’elles soient aujourd’hui perçues comme l’un des piliers d’une stratégie proactive de reprise de l’activité touristique. Il n’existe rien qui soit impossible pour les Martiniquais que nous sommes, si nous décidons d’agir et de travailler ensemble et l’intérêt de la Martinique doit prévaloir en dépassement des antagonismes idéologiques.
Le confinement nous a plongés dans une sorte de huis clos sans doute favorable aux introspections, révélant comme par un effet grossissant les attentes criantes de notre société, en même temps qu’une forme d’immobilisme et d’attentisme, que l’urgence de la situation rend désormais intolérable, comme si l’heure de nous-mêmes était arrivée, comme si l’heure de l’action avait sonné. Ne restons pas paralysés.

Publié initialement dans France~Antilles