« L’Éthique », de Spinoza

— Par Michel Pennetier —

Introduction

C’est l’œuvre majeure de Spinoza dans laquelle il a réuni l’ensemble de ses idées sur Dieu, la nature, la place de l’homme au sein de cette nature et sa destinée. Cette œuvre n’a été publiée qu’après sa mort et a suscité dès sa parution et dans tout le cours du XVIIIe siècle d’immenses polémiques notamment en Allemagne où les esprits se sont divisés entre Leibniz et Spinoza. Goethe a manifesté son adhésion à la conception spinoziste de la nature et toute son œuvre poétique en est le reflet. Cependant la pensée moniste de Spinoza ( dans le sens où la réalité est constituée d’une seule substance) n’a pas eu de descendance comme si l’Éthique était une œuvre tellement achevée et sans faille qu’il fallait pour continuer à penser partir sur de nouvelles bases, sous un angle différent ainsi Kant, Hegel ou Nietzsche. Ainsi on ne peut polémiquer avec Spinoza, on le met de côté comme un monument indestructible et solitaire de la pensée occidentale. Or il se trouve aujourd’hui que la pensée de Spinoza provoque un regain d’intérêt de la part notamment des neuro-biologistes en ce qui concerne les rapports du corps et de l’esprit : en effet on ne peut trouver de lien causal entre l’activité biologique des cellules du cerveau et la pensée qui l’accompagne ( ce serait absurde puisque ce sont deux domaines différents de la réalité, deux essences différentes). Je reviendrai sur ce point. Il est en effet absurde de dire que le cerveau produit de la pensée comme le foie produit de la bile ainsi que le disait le médecin matérialiste Cabanis au 19e siècle.

Durant mes études, on citait parfois Spinoza mais on ne me le fit jamais étudier, ni même lire. C’est presque par hasard ( mais le hasard n’est qu’un mot) que je tombais à la trentaine sur une nouvelle édition annotée et commentée de l’Éthique par Robert Misrahi. Ce fut le coup de foudre non pas d’abord directement par le texte de Spinoza qui nécessite un long apprentissage de lecture, mais par l’introduction d’une vingtaine de pages de Misrahi. Depuis 50 ans donc, je fréquente le texte de l’Éthique, des questions se posent, des liens logiques m’échappent, je reprends la lecture et Spinoza me guide «  comme par la main » selon son expression fréquente vers une compréhension de l’homme et de l’univers qui me libère car en effet tout le propos de l’Éthique c’est bien de libérer l’homme de tous ses fantasmes, de la vanité de ses idées spontanées pour aller vers une connaissance vraie de soi-même et du monde, connaissance qui est une compréhension de la nature de soi-même et de celle du monde dans lequel l’homme est plongé par toutes les racines de son être.

1-«  L’Éthique » et non pas la morale !

Car la morale impose des normes qui ne peuvent être discutées.

La morale suppose une transcendance L’éthique est une construction immanente de soi par soi-même à travers une réflexion et une connaissance progressive de l’ordre des choses et de sa propre nature. Le but de l’Éthique autant que son déploiement c’est la LIBERTE, l’homme est libre quand il pense et agit de manière personnelle vers la réalisation de son être. Nous verrons la distinction à faire entre « libre-arbitre » qui est une illusion de la pensée spontanée et liberté qui est l’accomplissement de sa propre nature. Le chemin de l’Éthique est celui de la réalisation de l’humain en l’homme et de son adéquation à l’ordre des choses ( Dieu qui nous apparaît soit comme chose étendue ( matérialité) soit comme chose pensante ( l’esprit)

2 – Structure de l’œuvre

La construction de l’Éthique suppose une connaissance approfondie du monde et de soi et cela détermine le plan de l’Éthique qui se présente en 5 livres :

Livre 1 : De Dieu où s’affirme la célèbre formule : «  Dieu autrement dit : la Nature « . Contrairement à Descartes qui partait du sujet humain : « Je pense donc je suis » Spinoza prend pour point de départ l’idée la plus immense qui soit, celle de l’origine ou du fond du fond de ce qui est. Il précise : Dieu, autrement dit «  la substance » unique et éternelle. Toute substance possède des attributs : nous en connaissons DEUX : l’étendue et la pensée. Mais Dieu étant infini, il doit y avoir – il y a nécessairement en Dieu une infinité d’attributs.

Livre 2 : De l’esprit. Spinoza désigne l’attribut « esprit » en l’homme. En ceci il participe de la nature divine. Mais il y participe tout aussi bien par le corps qui est objet dans l’étendue puisque l’étendue est un des attributs de Dieu. «  L’esprit est l’idée du corps et rien d’autre »

Livre 3 : Des affects. Spinoza fait œuvre de psychologue, décrivant comment se constitue les états d’âme et la pensée. Il distingue deux affects fondamentaux:la joie et la tristesse

Livre 4 : la servitude humaine : c’est la description de l’homme non libre soumis à ses passions

Livre 5 : la Béatitude ou joie suprême . L’homme libre est en adéquation avec Dieu ( la totalité infinie de ce qui est.) c’est-à-dire avec le Réel . «  Amour intellectuel de Dieu » amour parce que c’est un sentiment, intellectuel parce qu’il est la conséquence d’une connaissance de soi-même et du monde. Avec ce 5e livre Spinoza peut être déclaré:Maître de Sagesse ou grand initié !

La structure de l’Éthique est donc cyclique : elle va de Dieu à Dieu en traversant la condition humaine. C’est à dire que Dieu ( autrement dit la totalité infinie de ce qui est) est une donnée originelle et enveloppante et Dieu est une perspective et un aboutissement. Nous sommes toujours en Dieu par la pensée et par le corps mais nous n’en avons pas toujours conscience, il faut pour y accéder un long travail sur soi.

3– La langue et la méthode spinoziste

La démarche de pensée de Spinoza est strictement rationnelle et il le dit lui-même : «  Je veux décrire les affects ( les sentiments) comme si c’était des lignes, des angles et autres figures géométriques ». La rationalité est certes un trait fondamental de la philosophie occidentale depuis Platon, chez ce dernier une rationalité qui s’exprime à travers le dialogue. En revanche, Spinoza développe d’emblée une doctrine, des démonstrations qui s’appuient d’emblée sur la rigueur absolue dans le raisonnement et la fixation des concepts. L’éthique doit donc se lire comme un livre de géométrie où l’on avance pas à pas de la fixation des principes ( les axiomes) vers de rigoureuses démonstrations et conclusions. La démarche spinoziste c’est le dévoilement du réel qui conduit l’homme vers la réalisation de son être au sein de la Nature, autrement dit Dieu

Un livre de l’Éthique ( l’un des 5 livres que je viens de présenter) se présente donc de la façon suivante : des définitions qui explicite le vocabulaire ( dans le livre 1 : par substance j’entends, par mode j’entends etc …, des démonstrations , explications, des propositions avec leurs explications, des scolies qui sont des développements moins denses et parfois polémiques, des lemmes qui sont des propositions intermédiaires ou accessoires d’un raisonnement . Dans le cours d’un livre il peut y avoir des propositions qui sont justifiées par une explication qui a été donnée déjà dans un autre passage du livre ou même dans un autre livre ( en toute rigueur il faudrait donc se reporter à cet autre passage ce qui ralentit beaucoup la lecture, ou bien on fait confiance à l’auteur!). Bref , Spinoza fait appel comme Descartes à notre faculté de raisonner, de suivre des démonstrations logiques, tout compte fait au niveau le plus basique il fait appel à notre bon sens qui est comme disait Descartes, la chose au monde la mieux partagée, la capacité naturelle de l’homme à établir des liens logiques entre les choses. Mais comme je le montrerai plus loin ses raisonnements nous entraînent souvent vers des conclusions qui sont contre-intuitives, ainsi en ce qui concerne le libre-arbitre auquel nous croyons spontanément.

N’oublions pas que l’Éthique a été écrite en latin, une langue philosophique et théologique qui a fait ses preuves durant des siècles. Il n’y a pratiquement plus de divergences en ce qui concerne la traduction des principaux concepts ( l’étendue pour désigner le monde matériel, les affects pour désigner la vie psychologique , quelquefois on garde le mot latin: le conatus ( l’effort) pour désigner ce que j’appellerais le « vouloir vivre ou la pulsion de vie ou l’énergie vitale ». Robert Misrahi a écrit un dictionnaire de 100 mots du vocabulaire de Spinoza, très précieux pour retrouver facilement les idées clefs de l’oeuvre.

4- la doctrine ( les principaux concepts et leur liaison)

Je rappelle le principe fondamental de la doctrine : le mot Dieu désigne la totalité infinie de la Nature. Dieu est un être infini et éternel. Il est nommé aussi « la substance «  dans laquelle on doit supposer une infinité d’attributs puisqu’il est infini. Mais Dieu ne nous apparaît que sous deux attributs : la pensée et l’étendue. Donc Dieu – pour nous- nous est présent et perceptible soit sous l’attribut de la pensée ( les idées, l’homme est un esprit, il pense et il pense nécessairement en Dieu ) soit il nous est présent sous l’attribut de l’étendue c’est-à-dire que l’être humain est un corps parmi l’infinité des corps et qu’il est composé d’une grande quantité de corps. Spinoza a développé dans le livre 2 ce que l’on a appelé «  une petite physiologie «  qui nous paraît aujourd’hui assez curieuse et un peu désuète avec un vocabulaire démodé puisque la biologie, la physiologie et la chirurgie n’en étaient qu’à leurs balbutiements (voir Rembrandt , la leçon d’anatomie 1632). Pour autant, il a une grande intuition : «  Nous ne savons pas ce que peut le corps » remarque-t-il, il constate que le corps peut agir seul mieux que sous la direction de l’esprit – que l’on pense aux somnambules ou aux danseurs. Le corps peut nous faire parler sans que nous le voulions consciemment, ce dont nous nous repentons par la suite ( Spinoza semble ici préfigurer Freud, les lapsus). Il y a donc une puissance du corps.

En corrélation avec le corps, il y a me semble-t-il, un concept très important chez notre philosophe, exprimé par le mot latin « conatus » que l’on traduit par « effort ». C’est la définition même de l’être vivant : » tout être vivant tend à persévérer dans son être ». Personnellement je l’exprimerais avec les termes : élan vital ou énergie vitale. La mort, dit Spinoza, est quelque chose qui vient de l’extérieur, étranger à la nature de l’être vivant. Il dira plus loin dans l’Éthique : «  Le sage ne pense à rien moins qu’à la mort, sa pensée est une pensée de la vie et non de la mort ». La vie de l’homme chez Spinoza est nécessairement orientée vers le déploiement de la puissance d’exister. Mais il faut que cette puissance soit canalisée, maîtrisée. Donc il y a toute une problématique entre le conatus et la sagesse. Entre le corps et l’esprit, la relation est complexe et l’on a parlé à tort de « parallélisme » entre le corps et l’esprit. Certes tout ce qui vient du corps est en Dieu et tout ce qui vient de l’esprit est en Dieu, mais d’une manière différente. On sait bien que les sensations et les perceptions peuvent nous tromper : regardant le soleil couchant, je peux croire qu’il est à 100 mètres si je n’ai aucune connaissance astronomique, voyant quelque chose à terre je crois voir un serpent alors qu’il s’agit d’une corde etc … Ces perceptions qui sont la conséquence de notre ignorance, Spinoza les appelle «  connaissance du premier genre » par idées confuses et tronquées. C’est la source de toutes les superstitions, du fanatisme et de l’erreur.

L’une des idées tronquées du premier genre de connaissance est la croyance en le libre-arbitre. Lorsque nous agissons, nous croyons avoir décidé librement de notre action. En effet, nous sommes conscient de notre action mais non de son origine. Nous ne connaissons pas la chaîne infinie des causes et des conséquences qui fait que telle action ou telle parole surgit. Il y a en fait un déterminisme qui gouverne notre vie, un déterminisme qui est celui de toute la nature dont l’homme est une parcelle. «  L’homme n’est pas un empire dans un empire » dit Spinoza .Se pose alors la question : peut-on sortir de cet enchaînement ? La réponse de Spinoza est la suivante : c’est la prise de conscience de cet enchaînement qui nous fait passer par la connaissance rationnelle à un second régime de connaissance. C’est la réflexion , c’est-à-dire avoir l’idée de l’idée qui nous permet de comprendre et donc de maîtriser la chaîne des causes et conséquences dans notre comportement inconscient

Ce qui caractérise l’homme, ce n’est donc pas le libre-arbitre mais la liberté qui est comme nous le verrons au bout du chemin, liberté qui est la connaissance adéquate de la réalité, autrement dit la connaissance de Dieu.

Ce premier rapport à un second genre de connaissance qui consiste à passer à l’idée de l’idée, c’est-à-dire à la réflexion, connaissance rationnelle de l’ordre des choses, rapproche l’homme d’une connaissance adéquate du monde. Dans ce processus le « conatus » se renforce car l’être humain qui pense, réfléchit gagne en puissance d’exister, en puissance sur la nature, sur lui-même et éventuellement sur les autres êtres humains, non pour les asservir mais pour entrer en coopération avec eux sous l’égide de la raison ( la connaissance du second genre). Or développer sa puissance d’exister c’est éprouver un affect de joie. Au contraire rester dans le domaine des idées inadéquates, c’est éprouver des échecs, et donc sombrer dans la tristesse. Joie et tristesse sont les deux pôles de la vie affective, qui indique si l’être humain réalise son être ou non.

Le livre 3 ( «  Des affects ») est un traité de psychologie selon la méthode que l’auteur avait annoncée, c’est-à-dire traiter des affects ( les sentiments, les émotions, les mouvements de l’âme) d’une manière objective comme s’il s’agissait de lignes, de plans et d’angles sous l’égide de la polarité Joie-Tristesse et de la puissance d’exister ( le conatus) . Ainsi l’amour est-il défini comme une Joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure et la haine n’est rien d’autre qu’une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.

Le livre 4 ( « De la servitude humaine » ) poursuit cette investigation et nous permet surtout de prendre conscience de la différence entre une morale qui prescrit des règles et une éthique qui se construit sur la connaissance de l’ordre des choses par chaque individu. Je vais donner quelques exemples  qui peuvent donner à réfléchir :

La connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un affect de joie ou de tristesse en tant que nous en sommes conscients (proposition 8)

Le bien et le mal ne sont pas des puissances métaphysiques mais naissent des affects que nous éprouvons à la rencontre de tel ou tel phénomène. Penser que telle personne ou tel peuple représente le mal c’est nous empêcher de chercher à comprendre et peut-être de guérir. Les notions de bien et de mal n’ont rien de substantiel. Cependant le philosophe en fait un usage modéré et relatif dans son système de pensée :

Par bien j’entendrai donc désormais ce qu’avec certitude nous savons être un moyen de nous rapprocher toujours du modèle de la nature humaine que nous nous proposons de réaliser, par mal au contraire ce qu’avec certitude nous savons qui nous empêche de nous rapporter à ce modèle

Dire et penser qu’un phénomène ou telle personne incarne le mal, c’est exprimer une tristesse qui nous empêche d’agir, au lieu d’étudier les causes et les conséquences de ce phénomène.

La pitié chez un homme qui vit sous la conduite de la Raison est en elle-même mauvaise et inutile ( Proposition 50) : Avoir pitié rabaisse la personne concernée, et c’est humilier l’autre. Mieux vaut agir et aider

L’humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne naît pas de la Raison

L’humilité est la tristesse de se savoir ou de se croire faible, ou bien c’est une hypocrisie.

Le repentir n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’il ne naît pas de la raison.

Non pas se repentir, ce qui est une passion triste qui annihile l’énergie vitale et est sans fruit mais réparer sa faute si faire se peut et réformer sa pensée et son comportement

Le plus utile pour les hommes est de s’attacher par des relations sociales, de se soumettre à des liens qui leur permettent de faire de tous un seul ensemble, et d’une façon générale de faire tout ce qui rend les amitiés plus solides

L’objectif du sage n’est pas l’ataraxie ( la paix intérieure face au désordre du monde) mais l’ouverture aux autres et la participation à la vie collective comme le montrent son traité théologico-politique et son traité politique. Spinoza fut à son époque un homme engagé dans l’évolution politique et théologique de son pays.

L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ( proposition 67)

Cette dernière proposition peut servir d’ouverture à l’apothéose du LIBRE V : DE LA PUISSANCE DE L’ENTENDEMENT ET DE LA LIBERTE HUMAINE. Accrochez-vous !!!

L’homme qui maîtrise le second genre de connaissance, la rationalité, la pensée par idées adéquates a gagné en puissance d’exister accompagnée d’un affect de joie. Cependant il n’a pas encore une idée claire de la totalité infinie dans laquelle il vit. Celle-ci nécessite un saut de la pensée, une intuition ( c’est à dire un regard globalisant et pénétrant de l’esprit) qui lui permet de percevoir la totalité infinie de la Nature, autrement dit Dieu, tel qu’évoqué dans le premier libre. Il y a bien dans l’Éthique une structure circulaire qui va de Dieu à Dieu. Entre la connaissance rationnelle du second genre et la connaissance intuitive du troisième, il y a à la fois rupture et continuité, car la troisième n’est possible qu’en passant par la seconde, l’intuition naît et se développe sur le fonds de la rationalité. Il ne peut y avoir connaissance intuitive sans le fondement de la connaissance rationnelle du second genre Intuition signifie regard de l’esprit qui saisit d’emblée en un éclair le fondement des choses, caché à une rationalité qui ne va que pas à pas de phénomène en phénomène.

La connaissance du 3e genre est appelée par Spinoza : amour intellectuel de Dieu. Amour parce que c’est un affect, un sentiment qui est Joie sublime et éternelle. Intellectuelle parce qu’il n’est rendu possible que par une démarche de l’esprit qui va à l’extrême de ses possibilités et qui se fonde sur la démarche rationnelle du second genre.

La connaissance du 3e genre entraîne l’évocation d’un certain nombre de thèmes qui n’ont pas encore été évoqués dans les 4 premiers livres : l’éternité et la mortalité, la liberté, les fins ultimes de la destinée humaine, la relation entre l’homme et Dieu ( c’est-à-dire entre la parcelle vivante et le tout). Je dois dire d’emblée que j’ai encore l’impression de ne pas avoir parfaitement tout compris et je reprends alors la lecture qui est pour moi plus que travail intellectuel, méditation métaphysique sur les fins ultimes de la destinée humaine. Alors reprenons le commentaire tout en laissant quelques questions en suspend.

L’éternité et la mortalité

Tout homme est mortel comme tout être de la nature. Pour Spinoza, la mort nous vient de l’extérieur , elle n’est pas une propriété du vivant car tout vivant tend à persévérer dans son être ( le conatus) mais l’être vivant vit avec une foule d’autres êtres vivants ( les virus par exemple ) ennemis et plus puissants qui finissent par avoir raison de lui.

L’esprit étant «  l’idée du corps » il est logique de penser qu’un esprit particulier meurt en même temps que son corps particulier.

Cependant Spinoza remarque : «  Nous savons et nous expérimentons que nous sommes éternels ». Il ne faut pas confondre éternité et immortalité ! Nous expérimentons l’éternité à l’occasion d’une joie sublime ou lors de la découverte d’une vérité mathématique ( que la somme des 3 angles d’un triangle est égale à deux droits). Nous sommes éternels à chaque fois que nous avons des idées adéquates, c’est alors que nous pensons « en Dieu ». D’autre part, l’idée de notre être est en Dieu de toute éternité. ( le concept « homme » et de tout homme particulier est éternel, est « en Dieu »)

Quel rapport s’installe dans l’esprit humain éprouvant cet affect de béatitude envers Dieu ? De la part de l’homme un sentiment d’amour, de joie sublime et de reconnaissance mais il n’y a pas réciprocité car Dieu n’est pas un personnage, un partenaire avec lequel il pourrait y avoir réciprocité, Dieu est la totalité infinie de ce qui est. Dieu est l’Être parfait et total qui s’aime lui-même, on bien il nous aime dans la mesure où il est le fondement de notre existence, c’est un amour permanent pour lui-même ou pour ses créatures à travers lui-même.

La Liberté et ce sera la conclusion ultime de l’éthique

Nous avons vu que Spinoza rejette le concept de libre-arbitre qu’il considère comme une illusion. En revanche tout le chemin de l’Éthique est celui d’une libération par rapport à nos préjugés du premier genre de connaissance ( qui est à proprement parler une méconnaissance) une libération de notre capacité de connaissance qui va déboucher sur la connaissance du 3e genre, la connaissance intuitive du Réel. Cette connaissance nous libère parce qu’elle exprime l’adéquation de notre esprit à la réalité et c’est une libération joyeuse qui augmente notre capacité à adhérer joyeusement au réel. Nous sommes libres lorsque nous sommes en harmonie avec l’ordre du monde, autant dire avec Dieu considéré comme la totalité infinie et indépassable du Réel

Je vous lirai maintenant la conclusion de l’Éthique, le dernier message de Spinoza : page 321 de l’édition de Misrahi.

« J’ai achevé ainsi l’examen de tout ce qui concerne le pouvoir de l’esprit sur ses affects et la liberté de l’esprit. On voit par là quelle est la force du sage et combien il est supérieur à l’ignorant, conduit par ses seuls désirs sensuels. Non seulement l’ignorant est agité de mille façons par les causes extérieures, et ne possède jamais la vraie satisfaction de l’âme, mais encore il vit presque ignorant de lui-même , de Dieu et des choses, et dans le temps même où il cesse d’être passif, il cesse aussi d’être. Mais le sage au contraire, en tant que tel, est à peine ému, il est conscient de soi, de Dieu et des choses par une sorte de nécessité éternelle, et ne cessant jamais d’être, il jouit toujours au contraire de la vraie satisfaction de l’âme. Si la voie dont j’ai montré qu’elle conduit à ce but semble bien escarpée, elle est pourtant accessible.Et cela certes doit être ardu qu’on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu’on pût le trouver sans grand travail, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare « 

Conclusion générale

J’ai assumé deux conférences sur Goethe, deux conférences sur la pensée chinoise, et cette année deux conférences sur Spinoza. Je ne vous cacherai pas qu’il y a un lien entre ces trois sources de pensées dans mon esprit . Ce lien est assez évident entre Goethe et Spinoza puisque le poète a été très marqué dans sa jeunesse par le philosophe d’Amsterdam. Mais Goethe est poète autant que penseur et il se sert du symbolisme pour exprimer la relation entre le terrestre et le céleste, alors que le symbolisme est totalement absent chez Spinoza. Le lien que je fais entre le taoïsme et Spinoza peut paraître surprenant tant la distance temporelle, géographique et culturelle est immense. Ce sont deux pensées issues de deux civilisations différentes qui ne se sont jamais rencontrées, ce sont deux langages totalement différents Mais il y a quelque chose qui les réunit et c’est le monisme de la substance: il n’y a qu’un seul monde à explorer et à saisir sous diverses facettes et à vivre pleinement, que ce soit la voie intuitive mais raisonnée du taoïsme ou la voie rationnelle aussi bien qu’intuitive du spinozisme … et ce sera ma conclusion pour ce cycle de conférences … L’esprit humain est un sous divers langages.

Bibliographie :

A- Editions de «  L’ETHIQUE » en français

1- Spinoza : Oeuvres complètes avec la correspondance où Spinoza explique ses idées à ses correspondants . Bibliothèque de la Pléiade

2- Spinoza « Éthique »( PUF) traduction, introduction et commentaires par Robett Misrahi ( PUF). Interprétation de tendance « athée » du Spinozisme

3- Spinoza « Éthique » ( Flammarion) traduction, introduction et commentaires sous la direction de Maxime Rovere. Interprétation plus « mystique » montrant l’influence de la tradition juive.

B- Ouvrages sur Spinoza :

Robert Misrahi : «  Cents mots de Spinoza » : excellent et indispensable petit dictionnaire pour se remettre en tête le vocabulaire et donc la pensée de l’Éthique

Blandine Kriegel : «  Spinoza, l’autre voie » : des commentaires très approfondis et très informés sur la vie et la pensée de Spinoza

Denis Collin : « Libre comme Spinoza » ed. Max Milo : des commentaires claires sur la pensée de l’Éthique

Maxime Rovere : «  Le clan Spinoza, l’invention de la liberté » : Spinoza dans sa vie et ses relations sociales

Revue «  Philosophie » hors-série : «  Spinoza, voir le monde autrement » , des articles de différents spécialistes.

Frédéric Lenoir : « Le miracle Spinoza » : bon ouvrage d’accès facile et de bonne vulgarisation , introduction claire à la pensée de Spinoza. ( à lire en premier pour une introduction facile )

Notes  pour la discussion:

 »Par réalité et perfection j’entends la même chose « 

réaliser son essence au sein de la nature

essence de l’homme : un corps-esprit au sein des deux attributs de la substance

Erreur : l’absence de connaissance ou fausse connaissance

suppression des notions de faute ou de péché mais il y a erreur ou ignorance

la vertu: puissance d’exister ( vertu au sens premier de puissance) adhésion au réel

Dieu est raisonnable par essence, l’homme est déraisonnable par ignorance