L’esprit et la mentalité

— Par Roland Tell —

Les uns à côté des autres, tous assis en silence, dans la grande salle de conférence, prenaient progressivement conscience de la maladie de l’esclavage. Et ceux, dont ils avaient reçu semblable révélation, entre passé et avenir, retrouvaient, avec la vérité servie, tout l’héritage doctrinal, permettant d’en guérir. L’esprit collectif martiniquais est-il vraiment une émanation du monde invisible des esclaves africains ? Reste-t-il victime de ce dualisme fondateur entre l’origine et l’histoire, entre sa substance de peuple et les maux de l’esclavage? Où est la perfection ? Où est la dégradation ? L’intelligence moderne appelle-t-elle cette fascination de l’originaire ? Certes, n’est-il pas dépassé, inutile, ce positivisme affiché, qui s’attache à fixer pour toujours un état historique, datant de plusieurs siècles, à illustrer, comme causes originelles de maladie, les faits d’exploitation d’un racisme systématisé et légitimé, en provenance des pires théories de la dégénérescence, durant la période coloniale ? Tout l’avenir du peuple martiniquais serait-il contenu là, à l’origine des sacrifices humains de l’esclavage ? N’est-ce pas philosophie pessimiste que ce renvoi continuel à tous les sens cachés de cette période ? Car ce cancer, dans nos entrailles, prétendûment nommé « maladie de l’esclavage », en progressant lui-même, aurait ainsi créé une nouvelle espèce martiniquaise de mutants, désaccordés du rythme évolutif de leur temps. Certes, une telle existence ne peut que s’offrir à l’investigation et à la recherche psychiâtriques !

Comment guérir de ce nouveau courant de pensée ? Comment s’en purifier ? Certes, la fascination de l’originaire est toujours présente. Elle prend aujourd’hui la forme d’une maladie de l’esclavage, dont nul ne peut s’en départir, et la nouvelle médecine en vient à proclamer que chaque martiniquais est appelé à la reconnaissance de ce qui est déjà contenu dans l’origine. Que faire donc, par une présence à soi, pleine et entière, dans la Martinique d’aujourd’hui ?

Est-ce à dire vraiment que le Martiniquais n’a pas atteint ce qui s’appelle l’épanouissement de la vie humaine ? Ainsi, de jour en jour, la maladie de l’esclavage continuerait de le détruire, pendant des nuits sans sommeil, où des chiens sauvages le pourchasseraient ! Serait-il donc toujours un captif sur son île, rêvant de liberté ? Est-ce là son état de réalisation définitive, son éternel destin ? N’est-ce pas plutôt la Martinique, sa nouvelle terre, où il a abouti, où il s’est réalisé, tant de siècles après l’esclavage, moyennant toutes les mutations historiques et culturelles, qui l’ont délivré peu à peu des souffrances enfouies en lui, par créations nouvelles, par re-créations nouvelles, par procréations nouvelles ! Son esprit et ses mains sont encore à l’oeuvre dans le tissu culturel moderne, par ses apports, et par ses progrès, dans le temps et dans l’histoire. Sa descendance de l’esclavage ne lui donnerait-elle pas plutôt quelque vérité supérieure, libérant en lui tout sens captif, dans sa compréhension du monde et de la vie ? Certes, l’esclavage continue de peser lourdement sur notre mémoire collective, et sur la trame de l’histoire martiniquaise, de toute la masse invisible des traumatismes, des persécutions, et des souffrances, endurés par les milliers d’esclaves, à travers l’Atlantique, sur les bateaux négriers, et, sur une période de plus trois cents ans, dans les plantations des colonies tropicales. Tous les ferments de haine et de déséquilibre moral, profondément enfouis dans la partie subsconciente de l’esprit collectif, ne sauraient émerger constamment, sans discontinuer, dans le régime ordinaire de la vie humaine, après plus de trois siècles, manifestant les troubles signalés de la maladie de l’esclavage ! Instruite de ses expériences historiques, la communauté martiniquaise ne cesse donc de se souvenir qu’elle est héritière de la tragédie esclavagiste, et, par conséquent, responsable d’une tradition d’humanisme et d’accueil, éprouvée au creuset des déracinements et de l’exil, vécus pendant les migrations coloniales du passé, et le commerce des esclaves, à partir de l’Afrique.

Pourtant, tous les jours, le paysage culturel change autour du Martiniquais, faisant toujours courir soleils, lunes, années, dans son ciel historique. L’esprit collectif martiniquais, qui continue de porter toute la charge d’un passé, faisant encore souffrir, se rapporte de plus en plus à ce qui viendra demain, en marge des nécessaires commémorations, des édifices originaux, comme en Guadeloupe, des monuments, des stèles, des statues d’esclaves, tous susceptibles d’imprimer, pour tous les siècles de l’avenir, un caractère d’immortalité et d’universalité aux victimes de l’esclavage. D’autres temps se sont manifestés depuis, ceux de l’abolition, de l’assimilation, de la départementalisation, dans le mouvement continu de l’histoire. Profonde est, en chaque Martiniquais, l’élaboration du monde actuel, dans ses formes présentes. Comment, dans ces conditions, concevoir alors un tel processus de discernement diagnostique, dont la recherche est celle d’une maladie originelle, par laquelle tout serait déterminé ? D’où sort ce fixisme du destin martiniquais, faisant croire que tout est contenu dans l’esclavage ? D’où vient ce pessimisme enfin, où l’on retourne continuellement au commerce des esclaves à partir de l’Afrique ? Une question se pose maintenant : la maladie de l’esclavage sévit-elle ailleurs, dans les Caraïbes, au Brésil, aux Etats-Unis ? Cette maladie de l’esclavage sévit-elle encore, sous certaines formes spécifiques, chez les survivants des coolies asiatiques, importés de Chine et d’Inde, du fait de leur entrée, après l’abolition, dans le circuit migratoire tropical ? Et chez les descendants des colonialistes ? Chez les descendants enfin des quelques vendeurs africains, du fait des conflits ethniques d’alors ? Certes, c’est comme un grand jeu de chaise musicale, sauf qu’au lieu de musique, il s’agit de prétendus victimes de la maladie de l’esclavage, qui ont parfois des explosions de haine et de mépris, les uns pour les autres ! Ce qu’il vaut mieux appeler « pauvreté anthropologique », compte tenu des durables effets psychologiques du vivre ensemble sur la terre martiniquaise. Au vrai, ont-ils, pour autant, les uns et les autres, des esprits désincarnés, déshistoricisés, au sein de la communauté martiniquaise, pourtant lieu de naissance de leur moi, où s’affirme de manière consciente, en plus du métissage, leur propre historicité depuis 1848, leur propre citoyenneté, au sein d’une société globale coopérative, où ils évoluent de concert, même à vivre parfois dans la tension entre les différentes cultures, qui composent leur métissage, car les uns et les autres restant fidèles à leur appartenance première. Certes, la pente de l’intelligence des temps modernes est contre la métaphysique de l’état originel, qui consiste à s’approprier tout un système de notions d’intérêt historique, n’ayant de sens qu’à travers une certaine quête d’une voie politique de rédemption, que le mouvement de l’histoire préparerait ! Cette conception prend de plus en plus une certaine force doctrinale, et ne cesse de reparaître, avec une élaboration politique militante, prenant, pour bases de libération, la terre des esclaves, et le mouvement de l’histoire. Mais les choses se passent tout autrement là-bas dans l’avenir ! Il faut donc se réveiller d’entre les songes du passé, et mieux considérer les vérités, les valeurs, les réalités, la constante explosion des nécessités nouvelles, désormais notre éthique de vie. D’ores et déjà, la Martinique manifeste la vie temporelle de la multitude humaine, elle est du temps, et dans le temps.

Alors, aujourd’hui en Janvier 2017, comment comprendre ce qu’est un homme martiniquais, comment le définir ? Pour parler de lui, pour l’analyser, pour le caractériser, faut-il recourir à sa généalogie ? Va-t-on mettre en avant sa substance, son âme, son esprit, sa conscience? Aujourd’hui donc, même la maladie, c’est dans la trame de tout avenir humain, que vous la tissez, que vous la transformez, puisque l’existence de l’homme demeure toujours individuée. Inutile de « tricoter les chaussettes de l’esprit « , pour des résignations historiques !

D’où la nécessité, pour chacun, d’éprouver le sentiment de vivre un tournant de l’histoire martiniquaise, justifiant d’un recyclage des recherches et des méthodologies, accordé à la mentalité scientifique de notre époque, visant à améliorer la modernité, dans laquelle nous baignons, au sein de l’univers de la production-consommation, et du développement sans précédent de la communication. Quelle est aujourd’hui l’image de l’homme martiniquais, dans le régime culturel, et dans le monde pluridimensionnel de Janvier 2017 ? Il y a là un enjeu, des choix à faire, pour assumer l’incertitude – choix de société, choix de civilisation, choix de culture, jusqu’ici pas assez assurés. C’est là que se situe l’angoisse, non pas à propos des tombes, des souffrances, des linceuls, de nos lointains historiques, mais dans les renouvellements sans fin de la vie collective moderne, dans ce monde agressant, sans repères, qui écrase par ses institutions, et qui menace du fait que l’homme martiniquais n’a plus besoin, ni de son origine, ni même de sa fin, pour percevoir que tout se joue au sein exclusif du système des échanges et des réponses de la vie moderne.

Quelle est, en conclusion, l’image de l’homme martiniquais dans le régime culturel de 2017 ? Quelle est son approche globale de la vie ? Comment règle-t-il son existence actuelle ? Comment enfin se trouve-t-il constitué socialement ? Il faut bien parler de révolution culturelle, des jeux de relation à l’oeuvre dans le monde d’aujourd’hui, à l’ère du tout numérique. N’est-il pas Martiniquais par l’ensemble des rapports, qui sont produits en lui, qu’il produit lui-même, ou qui lui arriveront. De plus en plus, ne se définit-il pas par les relations qu’il entretient avec les hommes passés, présents, ou futurs, selon les situations de vie, où il se trouve engagé, selon des possibilités de développement toujours nouvelles, et toujours ouvertes par l’avenir. C’est le moment de rappeler ce mot de Robert Escarpit : « Un certain nombre de malades sont morts de ce que les médecins connaissent trop bien leurs antécédents médicaux et, attendant trop le symptôme, n’ont pas décelé le symptôme inattendu. »

ROLAND TELL