L’esclavage : quelle influence sur notre poétique ?

— Par Patrick Chamoiseau —

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Passage du milieu – Film de Guy Deslauriers.

J’ai choisi de vous parler de l’influence de l’esclavage sur notre poétique.

D’abord, deux considérations liminaires.

La première sera pour remercier mon ami le professeur Aimé Charles-Nicolas de l’hommage qu’il rend aujourd’hui à la littérature. Demander à un écrivain « d’ouvrir » en quelque sorte un colloque scientifique, c’est, au-delà de ma personne, reconnaître au même niveau que les sciences de l’homme, la perception poétique des choses, et l’importance des poètes, romanciers, musiciens et artistes qui, dans les Amériques, ont questionné les réalités humaines de nos pays. L’intuition poétique, l’exploration romanesque, les divinations enthousiasmantes des plasticiens, des photographes et des musiciens, ont bien souvent précédé — pour ne pas dire « inauguré » — les investigations pragmatiques des sciences de l’homme et de l’esprit. C’est donc pour souscrire à la tenue scientifique de ce colloque que je vais convoquer, pour leur laisser ma place, deux poètes essentiels à la compréhension des mondes créoles américains : Aimé Césaire, Edouard Glissant. Les poètes sont l’âme de leurs peuples, parler d’eux, c’est parler de la lumière la plus accomplie de ces peuples tout entiers.

La deuxième considération, concerne l’approche de l’esclavage qui nous est proposée. Il ne s’agirait pas seulement d’un fait historique qui reste à défricher ; pas seulement d’un fait de politique coloniale

qui reste à déchouker ; pas seulement un fait pénal relevant du crime contre l’humanité et d’une réparation ; ni même d’un fait anthropologique considérable qui a modelé l’actuelle configuration de notre monde globalisé… Tout cela bien sûr, mais surtout : l’esclavage envisagé comme traumatisme psychique. Et pas n’importe lequel : comme un traumatisme capable de traverser les siècles, d’impacter les esprits sur de nombreuses générations, et même, par une alchimie proprement terrifiante, d’atteindre nos gènes et d’y laisser des traces.

Comment est-ce possible ?

N’y a-t-il pas là une de ces vieilles chimères qu’alimentent nos esprits encore inconsolés ?

Faut-il y souscrire et s’y abandonner ?

Frantz fanon, Albert Memmi, tous les grands penseurs de l’esclavage et de la colonisation, ont pour ainsi dire répondu « oui » à cette question. Dans leurs travaux, ils ont considéré que la connaissance de cette frappe qui se tient dans nos ombres, et sans doute dans nos chairs, était à inscrire d’une sorte incontournable sur la liste de ces obstacles qui gênent encore notre émancipation.

Alors pourquoi se sont-ils préoccupés de cette notion de traumatisme ?

La chose est évidente quand on parle d’une horreur ou d’un crime ; encore plus quand cette horreur et quand ce crime ont accédé à un tel degré d’intensité et se sont attardés sur autant de siècles, sur presque un début d’éternité. Mais ce n’est pas seulement pour cela que l’approche traumatique est pertinente.

Elle l’est pour une raison naturelle, essentielle et très simple.

Tout élan de vie, toute réalité vitale, provient toujours d’un traumatisme.

Le traumatisme, tout comme la mort, est consubstantielle de la vie.

Et s’il fallait maintenir cette proposition dans une formule, je dirais : pas de chose vivante, d’individus, de peuples ou de nations, sans traumatisme vivant !

Il n’existe pas d’organisme vivant qui n’ait vécu un traumatisme. Cela peut être un traumatisme inaugural bien sûr. Mais, dans le vivant, le traumatisme ne se contente jamais d’être inaugural, il est toujours continué, toujours renouvelé, toujours recommencé, et toujours, d’une manière ou d’une autre, compensé, sublimé, dépassé. A cet égard, il est assez précieux de considérer ces deux évidences qui parfois nous échappent : celle de la vie qui commence par un cri, le cri du nouveau-né ; et celle de la vie qui s’achève par un soupir, le dernier souffle de l’agonisant.

C’est extrêmement rare de mourir en criant.

Si cette mort est naturelle, elle sera silencieuse, se concrétisant par ce soupir soyeux qui caractérise l’ultime expiration. Le cri lui, provient toujours d’un choc, d’un impact, d’une rupture, ou de l’élargissement insoutenable que suscite un grand bonheur ou une extase.

Alors qu’est-ce que cela veut dire que de naître en criant ?

Qu’est-ce que cela nous apprend sur cette affaire de traumatisme ?

Pourquoi la vie nous arrive-t-elle dans un cri alors que la mort s’installe en nous sur la pointe des pieds, dans le murmure et le silence ?

Peut-être parce que la mort est le lieu où s’effondre ce que la vie a de plus substantiel : le traumatisme. C’est l’instant où l’incessante chaîne des traumatismes s’arrête enfin, s’effondre

comme dans un soulagement. Le cri du nouveau-né inaugure un immense processus traumatique, une tension qui n’est rien d’autre que la tension éperdue du vivant ; le soupir du mourant surgit de son irrémédiable délitement.

Seulement, envisager que la vie n’est qu’une longue suite de traumatismes serait considérer que toute vie est par définition un enfer. Cela ne résiste pas à l’évidence. Si dans la vie nous identifions sans peine les accidents, les misères, les malheurs, les frappes qui nous désarticulent, nous distinguons tout autant les joies et les gaîtés, les émerveillements, les lieux de la béatitude et du bonheur, et les moments où l’occasion nous est donnée d’accéder à l’extase.

Et c’est là que l’affaire devient intéressante.

Si la vie est aussi une longue suite de bonheurs, cela veut dire que le traumatisme ne serait pas seulement, comme nous l’imaginons trop vite, le lieu privilégié de la douleur mais qu’il serait aussi une des instances de la joie formidable et de l’exaltation vitale que nous procurent les surgissements de la beauté. Cela veut dire enfin que dans l’approche du traumatisme, il nous est possible d’abandonner les catégories du bien et du mal, pour aborder aux rivages du concept ou de l’élargissement poétique.

« Si la vie est aussi

une longue suite de bonheurs,

cela veut dire que le traumatisme

ne serait pas seulement,

comme nous l’imaginons trop vite,

le lieu privilégié de la douleur

mais qu’il serait aussi une des instances de la joie formidable et de l’exaltation vitale

que nous procurent

les surgissements de la beauté. »

Quand on examine le développement du vivant, la vie ordinaire des écosystèmes les plus basiques, on s’aperçoit que les proliférations vitales se sont toujours constituées à partir des liaisons et des ruptures, des pénuries et des abondances. L’irruption de l’oxygène dans le biotope terrestre peut être vue sous l’angle catastrophique de l’effondrement des biotopes qui s’étaient édifiés dans le non-oxygène ; mais cette irruption peut tout autant se regarder comme le lieu d’émergence des conditions vitales qui sont les nôtres aujourd’hui. Dans le vivant, toute pénurie de quelque chose est aussi une abondance de quelque chose ; toute abondance entraîne la pénurie de quelque chose, et du traumatisme de la pénurie comme du traumatisme de l’abondance, des possibilités surgissent, des associations s’établissent, des mutations s’opèrent, des recombinaisons génétiques autorisent de nouveaux équilibres et de nouvelles jeunesses qui règnent ainsi jusqu’au prochain traumatisme. Le traumatisme est donc tout autant le lieu d’une mort que l’occasion d’une renaissance. Autant l’espace d’un effondrement que le trône potentiel d’un autre surgissement.

Dès lors, si on applique l’instance du traumatisme à la question de l’esclavage — en prenant soin de suspendre les catégories du bien et du mal — nous comprenons bien mieux le mode opératoire de

ces poètes majeurs que furent Césaire et Glissant, et nous percevrons peut-être en quoi ils peuvent nous aider à considérer la question des conséquences psychologiques d’un des grands crimes contre l’humanité.

« Le traumatisme

est donc tout autant le lieu d’une mort

que l’occasion d’une renaissance.

Autant l’espace d’un effondrement

que le trône potentiel d’un autre surgissement. »

Césaire et Glissant vont faire du traumatisme de l’esclavage une donnée de compréhension majeure, non seulement de nous-mêmes, de nos espaces, de nos pays, mais aussi de notre présence au monde. Ils ne l’ont pas fait dans le pathos, en désignant des coupables ou en exigeant de piteuses repentances. Ils l’ont érigé comme le prisme même de leur majestueuse créativité. Pas un recueil de poèmes de Césaire, pas un vers qui n’y fasse référence de manière implicite ou détournée. Toute son esthétique y puise ; et sa vision du monde — je veux dire ses résistances et ses propositions — y prennent sa source leur plus constante et la plus large. Par exemple, parlant de l’Atlantique dans un de ses poèmes, Césaire dira : la mer a un goût d’ancêtres. Le gout d’ancêtres n’est rien d’autre que ces millions d’africains qui font de cet océan depuis l’infamie de la Traite, le plus grand des cimetières du monde. Glissant aussi se servir du fait esclavagiste pour décrypter notre paysage, structurer son analyse de nos populations, et installer deux lignées archétypales : celle des Béluse qui se déploiera au cœur même de la plantation esclavagiste, créant pour ainsi dire les Neg bitasyon et toute une psychologie particulière dont nous aurions hérité. Et celle des Longoué, nègres marrons et descendants de nègres marrons, qui vont vivre dans les bois et les mornes, loin des habitations, et qui vont constituer l’autre face obscurcie de nos existences, individuelle ou collective. A ces deux piliers de « l’acceptation » et du « refus », Glissant va ajouter la stratégie du « détour ». Le Détour (cad l’acceptation dans le refus, et le refus dans l’acceptation) n’est pas une hypocrisie ou une fourberie de l’esclave vis-à-vis de son maître. C’est une manière d’être (ou de ne pas être) qui introduit de la complexité en toutes choses, avec une part dynamique toujours visible et une part invisible tout aussi dynamique, un « ouwè’y » ou « pawè’y » comme dans le jeu Welto. Et donc, ces deux poètes se sont profondément enfoncés dans les obscurités humaines de l’esclavage, pour en finale dégager, non pas je ne sais quel dolorisme souffrant, mais une vision du monde, une présence au monde généreuse, fraternelle, humaniste et environnementale — universaliste pour Césaire, relationnelle pour Glissant. Ils ont trouvé de grands soleils au fond du traumatisme.

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« Césaire dira : la mer a un goût d’ancêtres.

Le goût d’ancêtres n’est rien d’autre

que ces millions d’africains

qui font de cet océan depuis l’infamie de la Traite,

le plus grand des cimetières du monde. »

Cela nous permet de poser l’hypothèse que les traumatismes de l’esclavage et de la colonisation furent pour nous des instances fondatrices. L’horreur fut une matrice, le crime fut fondateur. Ces mêmes crimes, tout en annihilant des millions de vie, des peuples entiers, des langues, des conceptions du monde, ont aussi enclenché ce qui toujours se joue dans le vivant et qui permet le jaillissement de possibilités nouvelles. A la fin du Cahier d’un retour au pays natal, il y a cette image toujours énigmatique d’un grand trou noir où Césaire dit avoir voulu se noyer, et à partir duquel, en finale, il va projeter la mystérieuse « verrition » poétique de son verbe. Du trou noir va surgir un verbe qui lui aussi nous sera fondateur ! Il y a tant de génocides sous la vitalité de la Caraïbe et de nos Amériques. Il y a tant de langues disparues et de langues orgueilleuses dans ces langues juvéniles que l’on appelle créoles. Il y a tant de sacrés, de dieux et de rituels dans ces hybridations qui nous servent de sacrés de dieux et de rituels. Il y a tant de peuples, de pays, d’îles et de continents, dans notre présence mêlée emmêlée et démêlée au monde. Et tant de contacts dans les mises-sous-relation qui ont présidé à l’apparition de nos peuples et nations. Et donc, on ne saurait percevoir la complexité de ce que nous sommes, sans recourir, ou sans considérer, l’onde de choc structurante qu’allaient constituer, dans l’étendue et dans la profondeur, l’esclavage et la colonisation.

Faut-il lister ce qui nous vient de là ? Nos structurations sociales, notre rapport orgueilleux, susceptible, affectif, à nous-mêmes et aux autres ; notre rapport compulsif à la violence ; nos principes d’éducation ; notre rapport au travail ; notre rapport à l’autorité ; notre conception du pouvoir politique ; notre pratique raché-coupé de la démocratie ; nos matrifocalisations familiales ; nos rapports hommes-femmes ; notre rapport à l’homme blanc et à la femme blanche ; notre rapport à l’homme très noir et à la femme très noire ; la teintes particulaire de nos névroses et de nos psychoses ; notre rapport à la danse et à la musique ; notre manière de considérer les arts plastiques ; notre rapport à la France, aux africains, à l’Afrique et au monde… et j’en passe… en la matière, comme dans « Moi laminaire », le décompte des décombres n’est jamais achevé !… Dans

leurs œuvres, par la récurrence du seul motif esclavagiste, Césaire et Glissant nous disent que rien de tout ce que nous sommes ne saurait s’envisager sans une prise en compte de l’impact initial qui allait engendrer un précipité de résistances et de renoncements, de vitalités et de déroutes, de créativités et de castrations stérilisantes, et en finale : une modalité particulière de l’humaine condition. L’esclavage s’est exercé sur des êtres humains. Depuis le traumatisme initial nous avons réagi en êtres humains. Aujourd’hui tout comme hier, rien de ce qui se passe dans nos populations n’est étranger au fait humain dans son ensemble. Si la violence occupe une place singulière dans nos principes d’éducation, nos pratiques politiques ou nos rapports sociaux, on retrouve des phénomènes similaires dans des lieux qui n’ont pas connu l’esclavage et la colonisation, mais qui ont dû répondre à un traumatisme générique quelconque. Nous n’avons rien de particulièrement original puisque notre spectre de possibles est dans le champ de l’expérience humaine, mais, dans cette continuité humaine, nous constituons une différence assez considérable, et ce qui nous est arrivé, qui nous a constitué, est une expérience précieuse pour la compréhension de l’humaine condition, tout comme l’humaine condition est une clé de compréhension pour notre expérience pourtant irréductible.

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« L’horreur fut une matrice,

le crime fut fondateur. »

Alors, qu’est-ce que le traumatisme fondateur a pu instituer dans nos psychologies individuelles et collectives ? Nos deux poètes ne se sont pas égarés dans une infinité d’exemples, ils ont toujours essayé d’identifier l’essentiel. Et quel est cet essentiel ? Comment leur poétique s’en ira-t-elle à l’essentiel ? Un traumatisme a toujours de multiples dimensions. Historiques, culturelles, politiques, biologiques, psychologiques… Il peut être spécifique à une de ces catégories et instituer, par exemple, des pesanteurs historiques qui nous déterminent, des comportements culturels qui nous conditionnent, des frappes biopsychologiques qui s’inscrivent dans notre corps et dans le rapport

que nous avons à lui. C’est le cas pour l’esclavage et la colonisation. On ne saurait comprendre le jazz, la biguine, le zouk, la salsa, le reggae, toutes les musiques et toutes les danses des caraïbes sans le nœud fondateur. Mais si le nœud est fondateur, il l’est pour tous, et pas seulement pour les esclaves et pour leurs descendants. Il l’est aussi pour les anciens maîtres et pour leurs descendants. Sans l’identification des ondes qui viennent du nœud terrible, on ne saurait comprendre la tentative d’isolement biologique des békés d’ici-là, et leur enfermement à la fois territorial et symbolique où ils se condamnent à terme et mettent en danger l’imaginaire de leurs enfants. Faulkner va faire de la damnation secrète du maître la substance secrète de son œuvre. Le maître, l’architecte aux yeux bleus, va donc hanter les armes miraculeuses de Césaire et se tenir dans l’ombre du rebelle nègre qui se meurt. Glissant lui, nommera le maître en inversant son propre nom, et Senglis sera un des protagonistes majeurs de son quatrième siècle.

Le traumatisme originel va devenir pour eux un lieu de création. Le lieu d’une transmutation inattendue, à tout le moins imprévisible. Le Cahier d’un retour au pays natal sera un ovni dans le ciel et les imaginaires les mieux rebelles des années 30. Quant au Discours antillais, ou l’œuvre toute entière de Glissant, ils demeurent des énigmes indépassables pour la plupart d’entre nous. C’est donc dans l’obscur et dans l’inouï que les deux poètes allaient fonder et déployer une résistance qui ne se contentera pas de renverser les termes de la domination, mais qui pratiquera ce que Glissant appelle « l’écart déterminant ». L’écart devient déterminant quand il ne laisse pas le monde en place tel qu’il est, dans ses valeurs et ses rapports de force, et qu’il invoque, convoque, un autre monde, une autre configuration, plus haute, plus juste et plus humaine, de toutes les forces en présence. Sur le traumatisme esclavagiste, ils vont d’emblée poser ce que Deleuze aurait appelé un « diagramme créateur ». Une saisie créative qui met en exergue, dans la situation considérée, un ensemble de forces. Le traumatisme esclavagiste est pour nos deux poètes une instance où des forces interviennent, des forces terribles, effrayantes, des forces à la fois complémentaires et antagonistes, en rupture l’une de l’autre, et solidaire l’une de l’autre, des forces qui se sont exercées non seulement sur l’environnement, sur la planète entière, les peuples les cultures les civilisations, mais aussi et surtout sur la matière humaine. Par le diagramme, la saisie créative, le traumatisme devient l’instance d’un nœud de forces puissantes exercées dans de la chair et de l’esprit humains. La saisie créative va rendre visible ces forces qui vont forcer ces chairs et ces esprits humains, à mourir ou à renaitre, à mourir et à renaître, à mourir souvent sans renaître, mais aussi, et c’est tant mieux pour nous : à mourir et renaître dans un même mouvement. Cela nous donne dès lors une piste intéressante, et c’est celle-là que vont emprunter nos poètes.

« Le traumatisme originel

va devenir pour eux un lieu de création.

Le lieu d’une transmutation inattendue,

à tout le moins imprévisible. »

Dans le Cahier, Césaire va s’attacher à contester la colonisation, ses flics, ses valeurs, ses principes.

Dans le même temps, il va opérer un retour au pays natal, qui sera à la fois une récupération symbolique de l’Afrique, et une récupération concrète du pays-Martinique soumis à l’ordonnance coloniale. Le paysage paradisiaque se verra transmuté dans des lèpres et des érésipèles. Les mornes auront des pansements d’ombres et chaque fleur surgira comme un œil éclaté. Mais ce faisant, presque exactement à la moitié du poème, il va identifier le lieu diagrammatique, le diagramme des forces déterminantes, le lieu d’où il doit se hisser pour identifier toutes les forces en présences, bien les mobiliser, et profiter dans sa résistance, donc dans sa création, de leur énergie incroyable.

Ce lieu sera la cale du bateau négrier.

Il en va faire une description très brève. Quelques lignes. Pourquoi si peu ? D’abord parce que la poésie ne décrit pas, ne raconte pas, ne représente jamais. Mais surtout parce que la poésie ne s’intéresse qu’aux forces qui agissent dans la matière humaine et qui demeurent indescriptibles, parfois même indicibles. Pour comprendre, il faut se souvenir de ce que disait le peintre Francis Bacon à propos de certaines de ses œuvres. Bacon disait qu’il cherchait non pas à peindre l’horreur mais à peindre le cri. Le cri. On retrouve là, le fameux cri qui s’élève d’un traumatisme majeur et qui signale qu’un choc, qu’un impact, qu’une catastrophe s’est produite-là, et qu’il s’en dégage une prolifération d’ondes profondes et de traces. Si Césaire avait décrit l’horreur de la cale, il serait resté à la surface du réel, c’est à dire à la surface de ce que représente vraiment la cale. En revanche, peindre le cri, ou plus exactement «saisir le cri», c’est aller aux forces invisibles qui torturent les chairs et les esprits — les chairs et les esprits qui se trouvent dans la cale mais en même temps toutes les chairs et tous les esprits qui se retrouvent soumis aux mécanismes des forces, qu’elles soient esclavagistes, coloniales, impérialistes, capitalistes ou autre. Par la saisie des forces, il va d’emblée aller au plus déterminant. Toute la nouveauté et la puissance du Cahier d’un retour au pays natal va se trouver dans cette énergie-là : celle qui tente de saisir la substance du cri, la matière improbable du traumatisme, et qui en fait le lieu d’une énergie nouvelle. Car l’intensité de l’horreur de la cale, concentre et résume en elle seule, tout ce qui s’est passé avant, sur les côtes africaines, au cœur même de l’Afrique, mais aussi tout ce qui va se produire dans les plantations esclavagistes, dans les frappes coloniales et néocoloniales, dans les catastrophes capitalistes et techno-financières. Et quand on considère la cale du bateau comme un lieu de forces où sont embarquées des existences vivantes, cela nous installe d’emblée dans l’indescriptible, dans l’indicible, et même en face de l’impensable qui lui se tient au-delà de toutes ces circonstances.

Parlant de sa poésie, Césaire dira toujours qu’il a poussé un cri. Il ne dira pas « j’ai poussé une parole », il dira « j’ai poussé le grand cri nègre pour ébranler les assises du monde ». Qu’est-ce que cela veut dire ? L’immense poète savait que ce n’était pas la cale négrière qui se trouvait dans le monde, mais que c’était le monde tout entier (le monde empoigné par les colonialistes et la puissance occidentale) qui soudain s’était retrouvé au plus profond de la cale ! Dès lors, le traumatisme esclavagiste n’est pas seulement fondateur de nos populations, il est aussi fondateur de la réalité occidentale contemporaine, il est fondateur des Caraïbes et Amériques créoles, et il est fondateur du monde, d’un monde qui de libération en libération allait quitter la mise-sous-relation pour confronter les bouleversements majeurs d’une mise-en-relation.

Césaire nous dit ainsi que la poésie ne peut se situer que dans le lieu des forces, et les forces sont le plus souvent obscures, elles proviennent du profond, et c’est du profond qu’elles nous régissent et déterminent une bonne partie notre réel. Le plus extraordinaire, c’est que Glissant se situera au même endroit. Dans la cale du bateau négrier. Il va la considérer lui aussi comme un diagramme de forces

« L’immense poète savait que

ce n’était pas la cale négrière qui se trouvait dans le monde,

mais que c’était le monde, qui soudain tout entier

s’était retrouvé au plus profond de la cale ! »

Glissant dira qu’après celle de Césaire, la tâche de sa génération sera de transmuter le cri en parole. Il sait que les forces ne sont pas claires. Elles ne parlent pas, elles n’expliquent pas et ne s’expliquent pas. L’homme qui souffre n’est pas un ours qui danse, et une mer de douleur n’est pas un proscenium, dira Césaire dans le Cahier. Les forces offrent un emmêlement d’énergies et de matières vivantes, qu’il faut démêler dans l’obscur, analyser au bord de la déroute, confronter sans lumière et sans aucune possibilité de simplification.

Avec Glissant, la cale ne sera pas seulement le lieu du cri formidable, elle deviendra le concept d’une genèse nouvelle. Une genèse qui n’ouvre pas à des absolus religieux, à des identités closes, à des fixités essentialistes, mais à la diversité, et à la mise en relation de la diversité du monde. La cale sera pour lui le lieu d’une Digenèse.

La Genèse atavique crée des absolus, la Digenèse des créolisations ouvre des relations. Ceux qui en sortiront ne seront plus des africains, mais des hommes frappés de déshumain, habités par des traces qui s’en iront à la rencontre d’autres traces pour fonder leur résistance et en finale leur réhumanisation. C’est ainsi que Glissant va trouver la puissante énergie poétique philosophique et analytique de son œuvre. La saisie créative des forces de la cale lui permettra de considérer l’ensemble de la Traite, mais aussi la réalité des plantations esclavagistes, et les profondeurs les plus inattendues du phénomène colonialistes. Il sut qu’être esclave en Amérique revenait non pas à souffrir d’un statut juridique mais véritablement à habiter la mort. Il sut que dans ce déshumain, l’esprit était brisé, qu’il habitait un corps éjecté et parti en dérive, bien loin de certitudes communautaires, et que ce corps lui-même était devenu une tombe sans sortie. Il comprit que la résistance la plus déterminante ne sera pas celle des nègres marrons qui allaient se dresser avec leur coutelas, mais celle du danseur qui, sur l’habitation, avec ses mouvements et ses gestes, allait fissurer la tombe corporelle, fissurer le réel dominant par la polyrythmie, et réorganiser non seulement le traumatisme initial mais ces machines à traumatismes que furent ces plantations. Il comprit que si nous avions encore tant de goût pour la musique et pour la danse, pour le verbe hypnotique et pour la belle parole, c’est qu’ils furent des lieux de renaissance. Ils furent des accès inattendus à une réhumanisation qui ne s’installa jamais dans la seule contestation mais qui mobilisa la plus ouverte des créativités. Il comprit enfin qu’en sortant de la cale, en survivant aux traumatismes de la cale, l’Africain forcé de renaître, allait le faire selon des modalités inédites qui nous déterminent encore, et qui déterminent non seulement toutes les Amériques, mais la plupart des sociétés du monde. Les forces de la cale allaient défaire les vieux corsets symboliques communautaires, dissoudre les sacrés, invalider les dieux, les rituels et les langues anciennes, et laisser le survivant nu, avec des impacts de tous ces traumatismes ; des traces psychiques, flamboyantes elles aussi comme des forces, qui alors se concilièrent entre elles, absorbèrent tout ce qui pouvait l‘être, et instituèrent des renaissances individuelles. Notre danseur originel, notre tanbouyé fondateur, notre conteur des premiers temps, ne s’appuyèrent pas sur des partitions communautaires mais sur des fulgurances individuelles, des improvisations. Ces improvisations allaient se nouer entre elles pour créer non pas une communauté à l’ancienne, non pas un corset symbolique collectif, mais des désirs de plénitude individuelle, débrouillardes mais solidaires les unes des autres, comme dans un ensemble de jazz ou un groupe de biguine. L’équation individuelle est donc déterminante dans nos sociétés. Elles sont composites. Elles ont tous les sacrés. Elles se montrent sensibles à presque tous les rituels. Elles reflètent bien des cultures encore vivantes ou déjà disparues. Mais elles se nouent sur des constructions solitaires devenues solidaires dans les lasotè, les koudmen, les coups de senne et les moments si répandus de vidés, de danses, de chants et de musique.

« La cale sera pour lui le lieu d’une Digenèse.

La Genèse atavique crée des absolus,

la Digenèse des créolisations ouvre des relations. »

Peuples d’individus, construits dans le solitaire exigé solidaire, nations sans Etat mais nations sensibles à toutes les présences du monde, nous devons maintenant considérer cette différence qui nous place dans le même défi qu’ont affronté nos deux grands poètes : trouver le nœud de forces qui nous permettra de déplier plus largement la solidarité nouvelle, celle qui ne peut se fonder que sur la plénitude de chaque individu. Le plus difficile sera d’identifier en chacun d’entre nous l’impact du traumatisme, en considérant qu’il ne pourrait s’agir d’un paradigme collectif, mais d’une constellation d’écorchures et de cicatrices plus ou moins actives selon l’expérience de chacun, plus au moins passées ou dépassées, plus ou moins dominantes plus ou moins surmontées, mais qui toujours ne peuvent s’envisager que dans le prisme d’une expérience particulière visant à plénitude. Nous deux poètes avaient compris que la vie ne connaît pas la mort, elle ne connaît que des forces, des impacts, des circulations intenses qu’il nous appartient d’identifier non pas comme on va à pénitence, mais comme en va en création. Ce n’est donc pas le traumatisme qu’il faut craindre, mais de ne pas pouvoir, de ne pas savoir, le transformer en un élan vital.

Ce n’est donc pas le traumatisme qu’il faut craindre,

mais de ne pas pouvoir, de ne pas savoir,

le transformer en un élan vital.

Nous sommes les fils et les filles, bien sûr de ceux qui n’ont pas pu, ou qui n’ont pas su opérer la transmutation du traumatisme, mais nous sommes surtout les fils et les filles de ceux qui en firent autre chose, ceux qui surent vaincre la mort pour en faire de la vie — pour eux-mêmes mais aussi pour tous ceux qui se trouvaient à leurs côtés.

Patrick CHAMOISEAU

Intervention douverture du colloque international

« Lesclavage, quelle influence sur la psychologie des populations. »

Fort de France 26, 27 octobre 2016.

Télécharger le texte de l’intervention de Patrick Chamoiseau