L’esclavage et l’essor de l’industrie britannique

— Par Pauline Grosjean —

L’hypothèse selon laquelle l’essor industriel et économique de l’Europe est fondé sur l’esclavage et l’exploitation de près de 12 millions d’Africains n’est pas nouvelle. Dans son ouvrage Capitalisme et esclavage, paru en 1944, Eric Williams, qui devint par la suite premier ministre de Trinité-et-Tobago après l’indépendance de son pays de l’Empire britannique, soutenait déjà que la traite transatlantique et l’esclavage jouèrent un rôle déterminant dans l’accumulation du capital qui finança la révolution industrielle.

Cette idée permet aussi de comprendre pourquoi le Royaume-Uni fut le premier pays européen à s’industrialiser : il devança largement ses concurrents dans la traite transatlantique, transportant près de 3 millions de personnes, loin devant la France (1,27 million), selon les données du site slavevoyages.org, qui répertorie les archives du commerce triangulaire.

Jusqu’à présent, les historiens de l’économie ne sont pas parvenus à corroborer cette idée. En effet, les études quantitatives sur le sujet tendent à montrer que la traite des hommes, des femmes et des enfants n’était pas un commerce plus lucratif que les autres et que l’économie esclavagiste était plutôt inefficace.

Mais dans un article paru en septembre 2022 (Slavery and the British Industrial Revolution, NBER Working Paper 30451), les chercheurs Stephan Heblich, Stephen Redding et Hans-JoachimVoth montrent que l’effet combiné de la traite et de l’exploitation des personnes esclavagisées a bel et bien contribué à l’accumulation du capital et à l’essor industriel du Royaume-Uni. Les auteurs parviennent à déterminer la localisation et la richesse (en nombre d’esclaves) des esclavagistes et de leurs ancêtres sur la base des registres assemblés en 1833 pour déterminer les compensations payées par le gouvernement britannique aux esclavagistes lors de l’abolition de l’esclavage. Des paiements qui représentèrent près de 40 % du budget de l’Etat – ou 5 % du PIB –et la dette ainsi contractée par le gouvernement ne fut intégralement remboursée qu’en 2015 !

L’écueil principal d’une étude de ce type, outre la collecte de données, est qu’il est tout simplement possible que les localités où résidaient les esclavagistes étaient déjà les plus riches et les plus dynamiques et auraient connu une croissance et une industrialisation plus rapides même sans l’esclavage. Mais plusieurs éléments infirment cette explication alternative.

Un impact sous-estimé

Premièrement, les localités où les esclavagistes résidaient n’étaient pas plus riches que les autres avant le début de la traite ; elles ne le devinrent qu’après. Cela tend à prouver que rien de particulier ne les prédisposait à devenir pionnières de la révolution industrielle. Deuxièmement,les auteurs exploitent le fait que la durée des voyages depuis l’Afrique jusqu’aux Amériques pouvait varier du fait des aléas du climat, et notamment des vents.

Les voyages s’effectuant à bord de bateaux à voile, l’absence de vent pouvait considérablement ralentir le voyage. Or, un voyage plus lent entraînait un manque d’eau et de vivres, ainsi que la prolifération des maladies, donc une augmentation de la mortalité à bord. Ainsi, un esclavagiste« malchanceux » tirerait moins de profit d’un voyage, au point même qu’il pourrait faire faillite et abandonner cette activité. En exploitant uniquement la variation de la richesse esclavagiste due aux aléas de la mortalité au cours des voyages, les auteurs établissent bel et bien l’impact causal de cette richesse sur le développement économique.

Les auteurs estiment ainsi que le revenu total augmenta de 40 % dans les localités les plus engagées dans l’esclavage, le revenu des ouvriers de 3 % et le revenu des propriétaires de capitaux de plus de 100 %. Ces estimations ne comparant que les localités au sein d’un seul pays,le Royaume-Uni, elles sous-estiment donc considérablement le véritable impact économique de l’esclavage sur l’ensemble de l’économie britannique et sur celle des autres puissances européennes.

Source : Le Monde du 26 janvier 2023