Les Révoltés du Monde : comment parler d’esclavage et de colonisation.

Paroles de nègres / Esclaves : la mémoire engloutie / Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation

– par Janine Bailly –

Depuis sa première édition, le Festival nous a permis de découvrir, ou de revoir, beaucoup de documentaires intéressants, instructifs, et qui jamais ne laissent indifférents. Dans l’espace antillais, il était, plus encore qu’en d’autres lieux peut-être, logique et légitime que résonnent à nouveau cette année ces trois mots, liés à trois douloureux concepts et sur lesquels on accepte enfin de faire la lumière : esclavage, colonisation, racisme. D’autres voies ont été explorées, d’autres histoires écoutées, qui nous ont dévoilé d’autres pans de la recherche et de la création mémorielles.

Pour qu’aujourd’hui soit entendue la voix oubliée des ancêtres, le long-métrage documentaire de Sylvaine Dampierre, Paroles de nègres, fait éclore dans le temps présent les fleurs vénéneuses d’un passé esclavagiste. Grâce à un extrait de la Gazette officielle de la Guadeloupe, la réalisatrice guadeloupéenne découvre, publié entre le 18 janvier et le 2 février 1842, le compte-rendu du procès de Vallentin, maître jugé aux assises de Pointe à Pitre pour le meurtre de son esclave Sébastien. Accusé de sorcellerie par un de ses compagnons de misère, soupçonné d’avoir empoisonné les bœufs de l’habitation, celui-ci, jeté sans attendre dans un cachot humide et boueux, y mourra après trois mois de sévices et d’agonie, sans en être jamais sorti. Ce sont les déclarations des esclaves appelés à témoigner à la barre, traduites en français et retranscrites dans les archives judiciaires – les seules en France où se peuvent entendre ces “paroles de nègres” – que les ouvriers de l’usine sucrière de Grande Anse, la dernière en activité sur l’île de Marie Galante, ont accepté de lire. Pour ce qui deviendrait sans peine une pièce de théâtre, ces hommes endossent volontiers le rôle de ceux qui auraient pu être, qui pour certains ont été, peut-être, leurs lointains aïeux. Pris sur le vif dans leur univers familier de travail, en action ou au repos face caméra, ces hommes vêtus de coutil bleu et porteurs de masques protecteurs, accomplissent des gestes ancestraux, cadencés, en duo harmonieux parfois, mais qui ne sont pas sans risque au sein d’un vaisseau en perdition : l’usine ne s’est pas modernisée, comme figée dans le temps, certaines parois se desquament – étrange mélancolie de cette tôle détachée qui bat dans le vent, et sur laquelle l’œil de la caméra s’arrête –, les machines semblent toutes chargées d’âge. Une chorégraphie du labeur, depuis des décennies orchestrée, et face aux engrenages noirs d’huile, inexorables, symboliques peut-être de vies prises dans un système dont ils ne peuvent sortir, les hommes semblent bien tendres et fragiles quoique résolus. Discrets et sur une certaine réserve, ils finiront, leur parole propre s’étant, par la grâce des archives lues, libérée, dénouée, ils finiront par se confier, par bribes successives se dire à l’objectif. Toujours avec pudeur et dignité, ils nous livreront des images intimes de leur existence. Si la canne fit le malheur de leurs ancêtres, elle demeure aujourd’hui leur source de vie. Permanents ou saisonniers venus chaque année pour la campagne de coupe, tous expriment leur attachement à l’usine, si vétuste soit-elle, et dans leur regards se lit la fierté d’appartenir à ce monde ouvrier, eux qui conjuguent plusieurs métiers, planteurs de canne, artisans, paysans etc… Dans leurs silences, la douleur d’un passé assumé et celle de lendemains incertains. Toute une société s’est organisée autour de cette économie de plantation, or chacun semble s’être forgé une sage philosophie, et dans une apparente sérénité, être à sa place, assumer le rôle que l’existence lui accorde. Une histoire de métal et de chair, de larmes et de sourires, de feu et de cendres, où l’homme pour vivre fait corps avec la machine qui le nourrit ! Un documentaire qui nous emporte tout autant qu’un film de fiction !

Dans un tout autre registre, le documentaire Esclaves : la mémoire engloutie, du réalisateur canadien Simcha Jacobovici, premier épisode d’une série qui raconte l’histoire de l’esclavage par le biais de l’archéologie sous-marine, nous parle des bateaux négriers et de ces êtres qui, arrachés à le terre africaine par les marchands d’esclaves, ont eu les eaux atlantiques pour sépulture. De ceux-là aussi qui, descendants afro-méricains à la recherche de leurs racines, entreprennent un jour le « voyage de retour » vers la terre de leurs ancêtres. Ainsi fait l’acteur noir Samuel Lee Jackson, qui s’interroge sur son passé familial, et pour découvrir un pan oublié de son histoire se rend au Gabon, où l’accueille la tribu dont les recherches généalogiques lui ont appris qu’il était originaire. Là, intronisé dans le clan, il en recevra les insignes symboliques. Il est dès lors « le fils perdu qui est revenu ». Mais l’intérêt du film réside aussi dans ce que l’on apprend de la recherche océanographique : à l’abolition de l’esclavage, des bateaux pirates se livraient encore à la traite. L’un d’eux, le Guerrero, de nationalité espagnole, poursuivi par un navire anglais, s’est échoué sur les fonds marins. Aujourd’hui, les objets retrouvés sous les eaux par les plongeurs permettent aux historiens, aux chercheurs, de reconstituer un peu de ce que fut la vie et la terrible odyssée des captifs dans la cale. Cette série coïncide avec le 400e anniversaire du jour où la première personne africaine a été transportée au Nouveau Monde en tant qu’esclave. Elle retracera l’épouvantable voyage en mer qui a conduit des millions d’hommes et de femmes à une vie d’esclavage, et à la déshumanisation.

De Laurent Védrine, Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation, tente en soixante minutes de faire le point sur la promesse énoncée par le président Emmanuel Macron lors de son discours à l’Université de Ouagadougou, en novembre 2017. Promesse de restituer aux différents États africains les œuvres indûment transférées en France lors de l’époque et des guerres coloniales – exposées ou même stockées invisibles dans les musées de Paris, mais aussi de Londres et de Berlin : « Le patrimoine africain doit être mis en valeur à Paris mais aussi à Dakar, à Lagos, à Cotonou, ce sera une de mes priorités. Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Si l’intention est louable, si rendre les objets d’art dérobés, et souvent chargés d’une valeur spirituelle par leurs concepteurs et pour les peuples auxquels ils appartiennent, si cela est une nécessité à laquelle l’Occident ne peut plus se dérober, la réalisation d’une telle opération n’est pas sans poser quelques problèmes de logistique ! Jusqu’à ce jour, seule une loi d’exception a été votée le 24 décembre 2020, relative à la restitution de biens culturels – plusieurs oeuvres d’art conservées au musée du Quai Branly‑Jacques Chirac et au musée de l’armée – à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Hélas ! de la liste concernant une trentaine d’objets à remettre au Bénin est exclue la pièce porteuse de la plus grande valeur symbolique, la statue métallique de Gou, le Dieu de la Guerre, présentement exposée au Musée du Louvre, sans explication sur sa provenance.

Enfin, pour mémoire, mais le film a déjà bien été diffusé, raison pour laquelle je n’en parlerai pas, Les statues de la discorde, d’Émile Rabaté, pose la question des luttes à mener, ou non, pour que changent les récits nationaux officiels, et que soient pris en compte les points de vue autres que ceux des vainqueurs !

Fort-de-France, le 26 juin 2021