Les RCM 2018, versant documentaire

— par Janine Bailly —

Sans atteindre jamais la perfection de Carré 35 (de Éric Caravaca), offert dans la programmation générale, les neuf films proposés à la compétition de documentaires étaient de bonne teneur, intéressants dans leur diversité et leur singularité. Diversité des metteurs en scène, qu’ils soient originaires des Antilles ou des Amériques, diversité des sujets puisés dans l’histoire intime comme dans l’histoire publique, regard sur l’actualité brûlante autant qu’incursion dans la mémoire des peuples. S’il fallait trouver des points communs entre ces œuvres, je dirais que le plus souvent elles font alterner images créées et images d’archives, que la voix off y distille des commentaires en complément des interviews réalisées, que les portraits tissés le sont dans un environnement visible à l’écran, et que le cadrage privilégie plans rapprochés et gros plans sur les visages. S’il s’avère parfois difficile, notamment en ce qui concerne les “52 minutes” réalisés pour la télévision, de saisir la différence entre reportage et documentaire, il semble que ce dernier genre nous interpelle autant par les images que par la parole, par la recherche et l’affirmation d’un point de vue personnel, et par le travail de montage effectué, qui peut rapprocher de la fiction et faire du documentaire une véritable création.

Aux Antilles, à découvrir ou re-découvrir, des traditions et coutumes mises en scène, qui perdurent tantôt vivaces, tantôt ressurgies par la force de leur propre ténacité, ou par la volonté des hommes en quête de leurs racines : de Jean-Pierre Hautecoeur, Les souffleurs de Mémoire nous parlent de ce désir affiché de transmettre aux générations futures, par l’art des cornes de lambis, « les sons de mer » ; d’Olivier Ozier-Lafontaine, Galop sur le Tombolo est une évocation des courses de mulets à Sainte-Marie. De Martinique toujours, un petit détour par la chanson, et c’est Jocelyne mi tchè mwen, qui entre confidences et concerts rappelle le parcours d’une chanteuse, devenue égérie de son pays. Et puis Des goyaves pour la route, de Jil Servant, qui sera l’heureux lauréat du Prix Antilles-Guyane, un hommage rendu à Pierrette par son fils, alors qu’en raison d’une santé défaillante qui la prive de son indépendance elle séjourne, avant de mourir, en une quelconque Ehpad. Entre autrefois, où grâce à un reportage télévisé d’époque on voit la jeune femme, infirmière énergique et généreuse, vivre dans l’hexagone, et maintenant, où l’on suit Pierrette âgée dans ses retrouvailles avec la Martinique, et tout à la fois son fils qui l’accompagne dans la découverte de son île. Un voyage entre ici et là-bas. Belle idée, pour marquer ce passage d’une vie, que celle d’opposer deux séquences d’anniversaire, éloignées et dans l’espace et dans le temps !

Des Grandes Antilles, deux films. L’un venu de République Dominicaine, El sitio de los sitios, tout en contrastes, qui non sans humour nous mène sur un site touristique où se construit une plage de sable. Là, Natalia Cabral et Oriol Estreda feront alterner scènes de la vie bourgeoise, passages récurrents de touristes en fond d’image, séquences sur le travail des hommes domestiques ou ouvriers, et sur les conversations de ces derniers, faites de considérations sur les femmes, sur la société, sur leurs difficultés à vivre car « La vie est chère mais c’est la vie », conclura l’un d’eux. L’autre, venu de Haïti, emportera le Grand Prix du festival. C’est, de Gessica Généus, Le jour se lèvera (ou Douvan jou ka leve) qui comme nombre de documentaires sait aller du particulier au général, qui partant du parcours intime d’une mère tombée dans le délire psychique, celle de la réalisatrice, conduit à une relecture d’un pays en souffrance ; relecture d’une île abîmée tant par la colonisation que par l’emprise des religions qui se sont succédé, par aussi la violence de l’homme et de pratiques médicales psychiatriques désuètes — force me fut ici de penser au documentaire percutant de Raymond Depardon, Douze jours. La dernière séquence est particulièrement touchante, qui montre sur le sable mère et fille réunies chantant, chant de misère et de résistance, et qui vient justifier le titre, porteur d’espoir en un futur plus clair, plus neuf et enfin libéré.

Trois films encore pour nous faire traverser l’Atlantique, nous guider vers le Brésil, le Mexique et le Chili. Ayant précédemment écrit mon ressenti de El Pacto de Adriana, qui ravive les souvenirs de la dictature de Pinochet, je dirai pour mémoire qu’il nous invite à ne pas oublier le fascisme, qui toujours peut renaître de ses cendres, au Chili ou ailleurs ! D’une de ces favelas surpeuplées qui servent d’abri à la population la plus démunie de Belo Horizonte, et qu’elle a hantée pendant plusieurs mois, apte à faire oublier la présence de sa caméra, Juliana Antunes recueille, dans Baronesa, la parole déployée de ces femmes et de ces mères qui organisent la survie dans un milieu clos mais pourtant menacé par la violence de gangs tapis derrière la porte comme par la possibilité d’une mort inopinée et brutale, une parole crue et sans fard pour dire la misère, le viol, le crime, le sexe, l’alcool et la drogue, mais aussi la volonté de changer les choses, et l’espoir d’un autre horizon. Autour d’elles gravitent hommes et enfants, un peu perdus, et dont il leur faut souvent se passer pour tenir leur monde à bout de bras. L’une d’elles quittera sa favela au nom de Juliana pour aller au quartier de Baronesa, autre lieu au nom de femme, construire sa maison de briques ou de parpaings. De ce grand pays voisin, toujours en mutation, les apprenants en langue lusophone de collèges et lycées ont pu voir une fiction touchante et instructive à la fois : Une famille Brésilienne (ou Linha de passe en portugais) de Walter Salles et Daniela Thomas. On y apprend le dévouement d’une mère à faire de ses quatre garçons, nés de pères différents et absents, des hommes de bien, et ce que chacun d’eux accomplit à la poursuite fugace de son rêve. Le personnage central de Los ojos del mar, Hortencia, est une autre femme dont le réalisateur mexicain José Alvarez suit la quête, parcours de rédemption de celle qui fut prostituée et qui maintenant se met au service de familles endeuillées par le naufrage d’un bateau de pêcheurs dans le golfe. Dans un coffret que minutieusement elle peindra, elle recueille auprès de chacune non seulement quelque objet familier du disparu, mais aussi le reflet et les adieux des vivants dans le miroir qui garnit le couvercle de cette boîte, destinée à être immergée au large. Un documentaire extrêmement bien construit, rythmé par des plans de coupe superbes sur le bateau, les cordages, les mâts, les eaux, les oiseaux et le ciel. Une réflexion intelligente qui interpelle sur la continuité entre les vivants et les morts !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 26 mars 2018