Les langagières au TNP : une ode à la langue.

— Par Dominique Daeschler —

Au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, Christian Schiaretti directeur conduit avec Jean Pierre Siméon (longtemps à la tête du Printemps des poètes) une aventure commencée au CDN de Reims : quinze jours consacrés à la langue et à son usage. Réinventer la langue, l’entendre avec des comédiens, des poètes, des passants, des écoliers, des habitués… : sacré pari ! Il y a des spectacles en sales, des cartes blanches, des lectures, les mots de minuit, les « vignettes », les grands cours, les consultations poétiques, des concerts, des rencontres et tout un programme hors les murs qui fait la part belle au jeune public A vos alphabets et à vos imaginaires ! Des gens connus comme Jane Birkin, Thibaud de Montalembert, François Morel, al Malik mais pas seulement : la parole vive est aussi semée par les brigades d’intervention poétique dans les écoles, les brigades d’action culturelle dans la rue. Si le souffle est donné avec « les poèmes dramatiques » de Sophocle, la gouaille, l’épique, le raffiné traversent les siècles avec entre autres Marot, Hugo, De Pisan. Les chemins de terre et de béton d’aujourd’hui s’appellent Demey, Azam, Joubert, Juliet, Siméon, Gatti. Signature maison : les quatre metteurs (es) du cercle de formation et de transmission formé en 2017 par Christian Schiaretti : Julie Guichard, Baptiste Guiton, Maxime Mansion, Louise Vignaud sont au plateau.

Edith Azam : langue et corps à nu.

Edith Azam est auteure, publiée chez POL. Sa langue est une « inventurrrre » : assemblée à la diable, faufilée, cognée, rapetassée, créant un infini de châteaux de sable où règne cris et tendresses. Elle ose la répétition de consonnes qui étire les mots. Leur acoquinement singulier dit l’empêché pour de rire et pour de vrai. La poésie jaillit. Le corps immobile laisse les longues mains bouger comme des marionnettes à fil. Elles racontent l’histoire de l’apprentissage de la musique sur un piano de carton sous la conduite de Mercure.
Belle allégorie sur la conquête de soi avec les turbulences de nos rêves heurtés par la réalité «je voudrais un cerveau avec zéro mot dedans ». Avec Christian Schiaretti, cette partition, entièrement écrite, est devenu un exceptionnel poème scénique.
« Proukoi Kya des morceaux d’amour Kils font des trous dans la parole ».

Ma chanson de Roland

Sous une forme cabaret, Ariane Dubillard fille de l’écrivain et poète Roland Dubillard, met « au propre » enfance et filiation. La mère a des absences puis est absente, le père va de conquête en conquête : la petite fille ballottée de ci de là d’observer, résister, prendre distance et coûte que coûte en faire son beurre ! Distance réelle que le travail en chine et distance intérieure avec une résilience où le théâtre et la musique apporte protection et jubilation créative.
Avec ses souvenirs où règne un humour grinçant et des éclairs d’amour, Ariane Dubillard construit d’abord des personnages, perd le fil et le reprend dans une alternance de récits et de chansons. C’est rondement mené mais c’est quand s’élève « son chant » qu’Ariane fait lumière et nous embarque.

Rencontre : Christian Schiaretti, directeur du TNP

Le TNP de Villeurbanne, non loin des controversés gratte-ciel de Le Corbusier, impose face à la mairie dans une architecture tout aussi pesante et austère que cette dernière, la volonté de partage pour tous de la culture comme le symbole d’une nécessité. Entièrement rénové, avec ses six salles, c’est aujourd’hui le plus beau théâtre d’Europe – à entendre comme instrument de travail, de jeu et d’accueil des publics. Il va sans dire que son directeur qui nous accueille dans la grande brasserie de l’établissement n’est pas peu fier d’avoir mené à bien ses transformations afin de mieux y conduire les missions d’un théâtre public à travers ses propres choix et orientations.
A peine assis, Christian Schiaretti entre, sans fioritures, dans ce qu’il considère comme le vif du sujet. Chez lui, il semble toujours que la pensée n’ait pas de répit. Elle fuse, ordonnée, n’évitant ni les questions ni les petites phrases, façonnée pour convaincre et transmettre.

De la mission de service public et de ses errances

Nourri de l’expérience des grands artisans de la première décentralisation théâtrale, le directeur du TNP galège en se traitant de dernier des mohicans ! Allons-y d’un petit inventaire : compagnonnage au CDN de Béthune avec Agathe Alexis, direction du CDN de Reims, direction du TNP, il peut, à juste titre revendiquer de définir les missions de service public souvent délaissées aujourd’hui.
Pour Schiaretti, la perte de l’identité institutionnelle est due à plusieurs facteurs :
Une valeur mémorielle non revendiquée (souvent par manque de connaissance), une confusion entre troupe et collectif, un abandon du répertoire (réduction au champ contemporain), une logique de production passant devant la légitimité artistique.
Autant d’obstacles à la mission de transmission qui passe pour un engagement au sein d’un projet défini par l’Etat républicain. Confusion, déshérence, les grandes institutions ne font plus envie : on raisonne à court terme. Le créateur est en totale rupture avec les missions de service public dont il devrait tenir sa légitimité en étant d’abord « maître de maison ».
La priorité de stratégies de communication, l’auto-proclamation de barons de la culture, la longévité de certains règnes ajoutent à un état dépressif chronique qui a les euphories passagères et artificielles du Xanax. Et de rappeler le manifeste de Villeurbanne (1969) qui rameute autour de Planchon la profession sur le « non public » et le pouvoir du créateur. Aie ! aïe ! aie ! On glose, on théorise d’Althusser à Jourdheuil, à Wilson, on s’empoigne avec Jeanson, Bourdieu (voir Leonardini- Qu’ils crèvent les critiques !).
Alors Schiaretti retrousse les manches, met en place un cercle de formation et de transmission, travaille toujours avec une troupe (depuis Reims) liée au théâtre et prépare le centenaire du TNP. Comment ces trois lettres associées font sens ? Clin d’œil : sa dernière saison comportera trois créations sur des textes de Garnier, Racine, Sophocle et deux reprises de ce qui constitue « son » répertoire : Le laboureur de Bohême et l’Echange où la mise en scène a elle aussi force d’écriture.

Dominique Daeschler