« Les gens de l’or », ouvrage de Baj-Michèle Strobel

Une véritable « pépite » !

— Par Scarlett Jésus —

J’ai rencontré Baj en 1994 et fut l’une des toutes premières à lire les Gens de l’or, publié alors, en 1998, par les éditions Ibis Rouge. Cette lecture m’avait laissé perplexe : avais-je affaire à un ouvrage d’ethnologie ou à un journal de voyage ?

Quelques vingt ans plus tard, à la relecture de l’ouvrage paru aujourd’hui aux éditions Plon, dans la collection « Terre humaine », c’est paradoxalement ce questionnement relatif au genre qui me séduit. L’auteure, une ethnologue se dit « libre de toute attache académique », refusant « les codes convenus de l’académisme néo ou ancien ». Et c’est cette liberté prise à l’égard d’une démarche scientifique qui lui fait préférer une approche poétique pour parvenir à la connaissance de ces « gens ». Consciente de ce marronnage hors des sentiers battus et répondant aux critiques qui ont pu lui être faites, elle cite à l’appui de l’Avant-Propos de 1998, une phrase d’Edouard Glissant, tirée de L’intention poétique, dans laquelle ce dernier dit haïr l’ethnographie « chaque fois que s’achevant ailleurs, elle ne fertilise pas le vœu dramatique de la relation ». L’étude de Baj Strobel va donc tantôt prendre la forme d’une narration à la troisième personne -dans laquelle s’inséreront des éléments d’information, des notes et croquis de terrain, des témoignages, des photos, mais aussi des contes-, tantôt laisser place à des commentaires et des impressions plus personnelles et poétiques, à la première personne. Ce faisant, l’ouvrage s’inscrit par avance dans la perspective de cette « poétique du divers », que Glissant évoquera en 1996. Nous nous trouvons à la fois face à une prolifération rhizomique, de l’ordre de l’horizontalité, et à un feuilleté où se superposent, aux souvenirs anciens des sujets interrogés, ceux plus personnels et relevant de l’intime de l’enquêteur. De sorte que la relation dont parle Glissant ne s’effectue pas en sens unique. Elle relève d’une interaction. Une interaction dont l’auteure est parfaitement consciente et qu’elle assume, notant au moment de retranscrire longuement la parole de Philo et d’Elwin, « De même que leur vie s’est froissée dans les plis de leur mémoire, pareillement, dans certains plissements du terrain -défichés tant bien que mal- ont pu se nicher quelques sources vives de mon parcours personnel ». Le pacte de lecture est ainsi clairement affiché : il s’agira d’une reconstruction dans laquelle la subjectivité sera présente.

Michèle-Baj Strobel entreprend donc de rendre compte du parcours des « gens de l’or » qu’elle va accompagner, écouter, observer, entre 1981 et 1984. Un parcours qui s’avérera être doublement initiatique, relativement à l’objet de sa quête d’abord (quels éléments partagent des individus à la recherche, solitaire, de l’or pour former une communauté ?), mais aussi eu égard à la connaissance de soi. Au détour de son enquête, c’est de sa propre identité que l’auteur nous parle à demi-mot, évoquant son environnement familial, son mari médecin et sa fille Julia, l’Afrique où elle a vécu et à laquelle elle a consacré sa thèse, mais aussi son enfance en Alsace et ses origines polonaises. Comment ne pas faire le rapprochement entre elle-même et ces exilés que sont les orpailleurs, des créoles, originaires pour beaucoup de Sainte Lucie. Condamnés à l’errance pour avoir cherché à échapper à l’enfermement, ils sont porteurs d’une identité reposant sur la méconnaissance -ou le refus- de leur origine. Alors même que leur travail, qui les asservit à une terre avec laquelle ils n’ont aucune attache, reproduit celui de l’esclavage.

Alors que le terme de « gens » désigne une communauté indifférenciée -celle de vieux orpailleurs, objet d’étude de l’ethnologue, dont la naissance pour la plupart coïncide avec les dernières ruées dans l’Inini -, Michèle-Baj Strobel entreprend de leur redonner une identité, une individualité. Ce ne sont plus des figures anonymes, indistinctes et interchangeables, mais des personnes, dotées d’une identité, d’un nom, d’une histoire personnelle et d’un caractère. A l’image de Man Edman, « doyenne d’âge à Saül », dont la photo et le regard, figurant sur la couverture, nous invitent à la fois à pénétrer son univers et à lire l’ouvrage. La relation qui va naître de cette rencontre est emblématique de la démarche de Baj qui, inversant les rôles, « se laisse d’abord interroger », puis « se laisse inviter à l’intérieur de la case », avant que la vieille femme ne lui dévoile son jardin médicinal. Une rencontre qui ne donnera lieu à aucun questionnaire, aucun enregistrement et aucune explication, mais qui, mieux que toute autre démarche, permettra à la visiteuse d’accéder à la connaissance de la place de médiatrice qu’occupe cette vieille femme de quatre-vingt-dix ans « entre le pouvoir des plantes et celui des humains ». Ce faisant, Baj ne s’est-elle pas soumise au conseil donné par Ferguson à Mana, « ne parle jamais de livre, ne dis pas que tu écris, tu ne sauras rien d’eux, tu n’apprendras rien comme ça » ? La relation à laquelle l’ethnologue tend avec ces « gens » est donc bien une relation participative, de coopération et d’échanges mutuels.

Si le silence suffit à percevoir le pouvoir magnétique de cette porteuse de mémoire que fut Man Eman, l’écrivaine devra souvent traduire en mots ce que les uns et les autres ne disent pas et n’ont pas la possibilité d’exprimer. Michèle-Baj Strobel nous confiera : « J’ai tenté de rendre le timbre singulier de quelques voix avant qu’elles ne se taisent ». Ajoutant « et aussi l’intensité des couleurs ». La voix peut venir, exceptionnellement, de l’écrit conservé par un orpailleur, comme c’est le cas avec le carnet d’Augustin Viaud, de Maripasoula. Rendre le « timbre singulier » de ces voix, c’est aussi rendre compte de leur sensibilité lorsque faire un présent de quelques grammes d’or remplace l’effusion de paroles. Le travail de l’écrivaine s’autorise aussi à rendre « l’intensité des couleurs », même lorsqu’elle prétend laisser la parole à ses interlocuteurs. Qu’ils s’agissent de brefs extraits de créole traduits, ou de longs récits de vie, dans lesquels Philomène Olympe et d’Elwin vont se mettre eux-mêmes en scène. L’ouvrage rend compte de « vies minuscules » (pour reprendre l’expression de Pierre Michon) auxquelles il va donner des allures de roman, à travers des « scènes » relevant de topoï littéraires, les retrouvailles du fils, la veillée du mort, la soirée de fête… Cette restitution de la parole des orpailleurs et du « timbre » de celle-ci, passe aussi par la restitution de leur « parlure » créole. L’écriture en rend compte à travers tout un vocabulaire propre à la mine et aux croyances créoles. Elle peut aussi se contenter de noter tels quels des propos qui, une fois traduits, ne sauraient en restituer toute la saveur.

La désignation d’« orpailleur », en Guyane se double d’un autre mot, celui de « bricoleur ». L’étymologie du mot « bricole » viendrait de l’allemand « brëchen » qui signifie « casser », en référence, peut-être, au travail de l’orpailleur qui casse les blocs de terre pour en extraire l’or. Mais le terme de « bricole » revêt une valeur polysémique désignant tantôt un mouvement de va et vient, tantôt une besogne sans garantie et de faible rendement, tantôt une activité relevant de l’habileté mais aussi de la ruse. Le bricoleur se métamorphosant alors en Lapin, comme dans le conte « Lapin et Serpent ». Par ailleurs, ce travail d’orpailleur-bricoleur ne désigne-il pas cette alchimie à laquelle procède l’écrivain-poète, à l’image de ce que Baudelaire dit avoir fait de Paris, « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». A la fois bricolage et reconstitution de données éparses, ayant recours à « des collages de textes, des sauts de page et de style et des détours de sens ». Certains passages, seront même présentés tels quels. Plutôt que d’apparaître comme des fragments inutilisés, des scories d’orpaillage, ils évoquent, telle la découverte impromptue de pépites, des Pensées. Bien souvent c’est le recours à la poésie qui révèle le travail de l’écriture. Les poètes n’ont-ils pas proclamé que la poésie est un mode de connaissance sensible qui, comme les rêves, ceux de l’auteure ou ceux des orpailleurs eux-mêmes poètes à ce titre, se décryptent de façon métaphorique ? Et la beauté en Guyane, confirmant en cela Baudelaire, ne tient-elle pas à la part d’étrangeté qui caractérise à la fois les paysages et les vieilles maisons de Mana qui « suintent le passé avec une sorte d’exaltation colorée et sensible » ? De façon plu générale il semble bien que la beauté des cases créoles du Maroni tienne tout autant à leur aspect extérieur (« des harmonies colorées du bois brut : des variétés de gris presque métalliques, de verts moussus et d’ocres »), qu’à leur mystère (elles « gardent ainsi un reflet des manipulations, des gestes, des frôlements et frottements qu’elles ont retenues du passage de l’habitant »).

Il convient alors de se souvenir que Michèle-Baj Strobel, si elle se revendique ethnologue, est également une artiste plasticienne. Après Les gens de l’or, elle publiera, chez l’Harmattan en 2015, D’Orient et d’ailleurs, Ateliers de voyage. Elle est à la fois chercheuse, poète et artiste, comme le laissent entrevoir les croquis et photos qui illustrent l’ouvrage et sont, pour beaucoup, de sa main. Ou comme en témoigne aussi cet art du collage qui fait que Les gens de l’or est aussi un livre d’artiste. Un ouvrage personnel, qui entraîne le lecteur dans un voyage à la découverte d’un pays et d’une voyageuse qui n’hésite pas à nous faire partager ses propres émotions. Ce faisant Michèle-Baj Strobel nous offre un livre difficilement classable. Un recueil aux allures de récit de voyage que l’auteure désigne elle-même du terme de « chronique ». Une chronique qui rend compte, sur une longue période, de ce qu’était la vie des chercheurs d‘or sur la Mana, l’Inini ou les villages du haut Maroni. Un ouvrage sous-titré « Mémoire des orpailleurs créoles du Maroni », et qui tisse des liens entre l’Histoire, nous fournissant une documentation importante sur des événements dont des personnes, aujourd’hui disparues, ont été acteurs. Un ouvrage qui peut aussi se lire comme des « Mémoires » dans lequel le JE de l’auteur est indissociable du ILS des acteurs. Le récit d’une expérience que l’auteure dédie, in fine, à ces vieux chercheurs d’or « aux mains calleuses ». Un ouvrage poétique aux allures de « tombeau » littéraire qui, célébrant ces hommes, s’achève sur l’invitation « Respè pou yo ! ».

Scarlett Jésus, 14 février 2020.

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NDLR : Michèle-Baj Strobel a remporté le Prix du livre d’histoire des Outre-mer 2020 pour son livre « Les gens de l’or. Mémoire des orpailleurs créoles du Maroni »!

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Date de parution : 31/10/2019
Editeur : Plon
Collection  : Terre humaine
ISBN :  978-2-259-27809-6
EAN  : 9782259278096
Format :  Grand Format
Présentation :  Broché
Nb. de pages  :  528 pages
Poids :  0.76 Kg
Dimensions : 14,0 cm × 22,5 cm × 4,3 cm