Les dangers qui nous GUETTENT

—Par Olivier Blanchard —

dangerJUSQU’À la crise financière mondiale de 2008, la pensée macroéconomique dominante aux États-Unis ne se souciait guère des fluctuations de la production et de l’emploi. La crise a démontré que ce point de vue était erroné et qu’une réévaluation en profondeur s’impose. L’insouciance tenait à la fois à des facteurs internes et à une conjoncture externe qui sem­blait, en fait, de plus en plus favorable depuis des années. qu’une réévaluation en profondeur s’impose. L’insouciance tenait à la fois à des facteurs internes et à une conjoncture externe qui sem­blait, en fait, de plus en plus favorable depuis des années.
Commençons par les facteurs internes. Les techniques que nous employons affectent notre mode de pensée de manière profonde et pas toujours consciente. C’était tout à fait le cas dans le monde de la macroéconomie durant les décennies qui ont précédé la crise. Ces techniques collaient particulièrement bien à une idée du monde où les fluctuations économiques existaient certes, mais étaient régulières et pour l’essentiel autocorrectrices. Le problème est que nous en sommes venus à croire que c’était ainsi que le monde fonctionnait.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter à ce qu’il est convenu d’appeler la révolution des anticipations rationnelles des années 70. L’idée de base — le comportement des individus et des entreprises ne dépend pas seulement de la situation économique actuelle, mais de ce à quoi ils s’attendent pour l’avenir — n’était pas neuve. La nouveauté, c’était la prolifération de techniques de modélisation basées sur l’hypothèse que les individus et les entreprises faisaient de leur mieux pour prédire l’avenir. (La difficulté technique résidait dans le fait que les décisions d’aujourd’hui dépendent de l’avenir auquel ils s’attendent, alors que leur avenir dépend en partie des décisions qu’ils prennent aujourd’hui.)
Ces techniques n’avaient cependant de sens que si l’on considérait que les fluctuations écono­miques étaient assez régulières pour que les individus et les entreprises (et les économétriciens qui passent l’économie au crible des statistiques) puissent en comprendre la nature et construire des anticipations pour l’avenir, et assez simples pour que les petits chocs aient de petits effets sur l’activité économique et un choc deux fois plus grave des effets deux fois plus importants. La base de cette supposition était technique : les modèles non linéaires — ceux qui prédisent qu’un petit choc, par exemple une baisse des prix immobiliers, peut parfois avoir de grands effets, ou que l’effet d’un choc dépend du contexte économique — étaient difficiles, voire impossibles, à résoudre sur la base de l’hypothèse des anticipations rationnelles.
La théorie macroéconomique reposait pour une large part sur ces présupposés. Nous qui étions au contact du terrain pensions que l’économie était grosso modo linéaire, constamment sujette à différents chocs et constamment fluctuante, mais revenait en définitive à son état d’équilibre. Au lieu de parler de fluctuations, nous utilisions de plus en plus souvent l’expression «cycle conjonc­turel». Même plus tard, après la mise au point de techniques pour prendre en compte les effets non linéaires, les économistes ont continué à faire peu de cas des fluctuations.
Cela n’aurait pas été le cas (ou n’aurait pas duré si longtemps) sans l’intervention de facteurs externes. L’état du monde, du moins du monde économique, n’incitait guère les spécialistes de la macroéconomie à mettre en question leur appréciation de la situation.
À partir des années 80, la plupart des pays avancés ont traversé une phase dite de «Grande Modération», caractérisée par une diminution continue de la variabilité de la production et de ses deux éléments principaux : la consommation et l’investissement. Il y avait, et il y a toujours, des désaccords quant aux causes de cette modération. Les banques centrales aimeraient s’en attribuer le mérite, et il est en fait vraisemblable qu’elle était en partie due à l’amélioration des politiques monétaires, qui ont fait baisser le niveau et la variabilité de l’inflation. D’autres préfèrent croire que la modération s’explique en grande partie par la chance : les chocs économiques ont été inhabituellement bénins. Quoi qu’il en soit, pendant un quart de siècle, il a paru normal de ne pas se soucier des fluctuations. (C’était l’opinion dominante, que certains chercheurs rejetaient. Feu Frank Hahn, économiste de renom qui fut mon professeur à Cambridge, ne perdait jamais l’occasion de me signifier son mépris pour les modèles linéaires, y compris le mien, qu’il qualifiait de modèles «de pacotille».)
Zones d’ombre
Les économistes n’ont pas complètement fait l’impasse sur le fait que de petits chocs ont parfois de grands effets et que la situation peut alors vraiment se dégrader. Mais on considérait que c’était chose du passé et ne se reproduirait pas, du moins dans les pays avancés, grâce à leurs politiques économiques vertueuses.
Tous les cours de macroéconomie comportaient un chapitre sur les paniques bancaires — parfois sans cause apparente, ou dues à un petit incident susceptible de semer la terreur chez les déposants, qui couraient alors retirer leurs fonds des banques, avec de graves conséquences pour l’ensemble de l’économie. Mais on en traitait souvent pour démontrer comment l’institution d’un système de garantie des dépôts avait largement réglé le problème. Et s’il réapparaissait, disait-on, les banques centrales s’empresseraient d’injecter des liquidités (de prêter des fonds aux banques) en échange de garanties solides, ce qui permet­trait aux établissements solvables de satisfaire leurs clients, de contenir la panique et d’éviter des conséquences désastreuses.
diable-2On ne pouvait pas non plus négliger les arrêts brusques — tarissement soudain des flux de capitaux vers un pays, que tous les investisseurs cherchent à fuir en même temps. Des épisodes de ce genre se sont produits à plusieurs reprises dans des pays émergents — en Amérique latine dans les années 80, au Mexique au milieu des années 90 et en Asie vers la fin de la même décennie. Mais on pensait que c’était un problème qui touchait les pays émergents, pas les pays avancés (c’est pour­quoi je mentionne les États-Unis dans le premier paragraphe de cet article). À titre d’exemple de l’insularisme du courant dominant de la pensée macroéconomique aux États-Unis, un étudiant peut préparer une thèse de macroéconomie sans avoir la moindre idée de ce qu’est un taux de change, encore moins un pays émergent.
En général, les problèmes de liquidité — la différence qu’il peut y avoir entre les actifs à long terme et les passifs à plus court terme — n’étaient pas considérés comme un enjeu économique crucial. L’étendue de ce problème, qui n’était pas cantonné aux banques, mais touchait aussi les autres organismes financiers et les entreprises, était sous-estimée. Des travaux importants ont été menés sur le rôle de la liquidité, mais ils n’ont pas fait leur chemin jusqu’au cœur du courant dominant de l’analyse macroéconomique.
Il semblait fort peu probable que les banques centrales veuillent abaisser les taux d’intérêt nominaux au-dessous de zéro et en soient incapables (en jargon, cela s’appelle la borne du zéro : les taux d’intérêt nominaux ne peuvent pas être néga­tifs, sinon les gens détiendraient des espèces, et non des titres obligataires). Les taux d’intérêt nominaux se situaient avant la crise autour de 4 % — 2 % correspondant à l’inflation et les 2 % restants au taux de rendement réel — et la plupart des banques centrales pensaient avoir une confortable marge de manœuvre pour ajuster le taux d’intérêt en cas de problème. Et si cela ne suffisait pas, pensait-on, la banque centrale pourrait relever les anticipations inflationnistes tout en maintenant le taux nominal nul, ce qui ferait baisser la composante réelle du taux d’intérêt.

Nous savions tous qu’il y avait des «zones d’ombre» … mais nous pensions que nous pouvions pour l’essentiel en faire fi.

La présence d’autres éléments de non-linéarité était aussi connue. Les économistes savaient, par exemple, que les règles imposées par les banques centrales, telles que les ratios de fonds propres (essentiellement l’actif net d’une banque, qui doit lui permettre d’absorber ses pertes), pouvaient amener les banques à réagir plus brutalement à la baisse qu’à la hausse de leur capital. La façon dont les restrictions du crédit aux entreprises et aux ménages ont suscité des comportements de précaution chez ces derniers, près d’épuiser leurs lignes de crédit, a été décryptée et a servi à l’étude des comportements de consommation. Mais, là encore, ces indices de non-linéarité n’étaient pas considérés comme une cause majeure des fluctuations.
Bref, l’idée que de petits chocs pouvaient avoir de grands effets ou se solder par des épisodes de marasme longs et persistants n’était pas perçue comme cruciale. Nous savions tous qu’il y avait des «zones d’ombre», des situations dans lesquelles l’économie pouvait sérieusement dérailler. Mais nous pensions que nous étions très loin de ces zones et pouvions pour l’essentiel en faire fi. Le Japon avait le malheur d’être dans ce cas de figure : un pays avancé englué dans un long marasme économique et la déflation. Mais cette situation était souvent vue comme le résultat d’une politique malavisée, et non d’un problème plus difficile à résoudre.

Aveuglés par la crise
Le principal enseignement de la crise est que nous étions beaucoup plus près de ces zones d’ombre et qu’elles étaient encore plus sombres que nous ne le pensions.
La Grande Modération n’a pas pris en défaut que les macro-économiste. Les institutions financières et les organes de régula­tion ont aussi sous-estimé les risques. Résultat : une structure financière de plus en plus exposée à des chocs potentiels. En d’autres termes, l’économie mondiale se rapprochait de plus en plus du gouffre, sans que les économistes, les dirigeants et les institutions financières s’en rendent compte.
Lorsque le marché immobilier américain s’est effondré, un magma complexe et opaque de créances financières a fait naître les inquiétudes, car il était difficile de savoir quelle institution détenait quelles créances et quels étaient les établissements solvables. Cela a déclenché une vaste ruée sur les liquidités, visant non pas tant les banques que de nombreux établissements financiers non bancaires, tels que des banques d’investissement
— dont beaucoup fonctionnaient depuis des années comme des banques, mais sans la réglementation et les protections dont les banques jouissaient. Les dispositifs habituels de garantie des dépôts étaient loin de couvrir les besoins.
Pour fournir des liquidités aux établissements en question afin de leur permettre de satisfaire les demandes de leurs créanciers, il a fallu déployer la politique monétaire de façon massive et souvent novatrice. Mais cela n’a pas suffi pour éviter un tarissement marqué du crédit et une nette chute de la demande et de l’activité.
La politique budgétaire a été mobilisée, sous forme de fortes augmentations des dépenses publiques, pour compenser la baisse de la demande privée. Mais le niveau de la dette publique a rapidement augmenté, et dirigeants et investisseurs ont com­mencé à s’inquiéter. Le risque souverain perçu (la possibilité que l’État fasse défaut sur sa dette), qui, pour les pays avancés, était quasiment nul avant la crise, s’est accru dans un certain nombre de pays, ce qui a rendu plus difficile le recours à la politique budgétaire pour soutenir la demande et a en même temps fait naître des risques dans les bilans des créanciers, tels que les banques, qui détenaient les titres de la dette souveraine.
Des spirales «infernales» se sont nouées entre la dette pu­blique et privée : la faiblesse des États a affaibli les banques, qui détenaient en portefeuille les titres publics; les banques affaiblies avaient besoin de plus de capitaux, qui devaient souvent venir de fonds publics, ce qui affaiblissait les États.
Comme les banques centrales s’efforçaient de soutenir l’acti­vité économique en abaissant leur taux directeur (par exemplele taux des fonds fédéraux au jour le jour aux États-Unis), la borne du zéro a été rapidement atteinte, et nous y sommes maintenant coincés depuis plus de cinq ans. Les dirigeants n’ont pas réussi à faire croître les anticipations inflationnistes pour leur permettre d’abaisser encore les taux effectifs réels. Le risque de déflation est encore clairement présent dans la zone euro, et est devenu réalité dans certains de ses pays membres.
La déflation accroît la valeur réelle de la dette publique et privée, ce qui en rend le remboursement plus onéreux et force les débiteurs à réduire leurs dépenses, ce qui freine d’activité économique — une autre spirale infernale.
Dans ce contexte, la politique économique — surtout la politique monétaire — a pris des allures de magie noire. Cer­taines mesures, par exemple la décision prise récemment par la Banque centrale européenne (BCE) de facturer une minuscule commission aux banques qui déposent des fonds dans ses coffres (autrement dit un très faible taux d’intérêt négatif), auront, sur le papier, très peu d’effets mécaniques. Mais, si ces mesures sont perçues comme la marque de l’engagement de la banque centrale d’être «prête à tout», comme l’a déclaré en 2012 son Président, Mario Draghi, dans un discours retentis­sant, elles peuvent avoir de plus grands effets. L’ampleur de cet effet psychologique est cependant extrêmement difficile à prédire ou à maîtriser.

Que faire à présent?
La crise a une conséquence claire : les autorités doivent se donner pour objectif majeur — sur le plan macroéconomique, réglementaire et macroprudentiel — de rester plus loin à l’écart des zones d’ombre.
Nous en sommes encore trop près. La crise elle-même a provoqué une grosse accumulation de dettes tant publiques que privées. Pour l’heure, les spirales infernales se sont atténuées, mais il ne faudrait pas un bien gros choc défavorable pour qu’elles réapparaissent. Pour bien des années, une des priorités de la politique macroéconomique sera de ramener lentement mais sûrement l’endettement à des niveaux moins périlleux, à nous éloigner des zones d’ombre.
Mais il faut faire bien plus encore.
Si le système financier avait été moins opaque, si les ratios de fonds propres avaient été plus élevés, il aurait quand même pu y avoir une crise immobilière aux États-Unis en 2007–08. Mais elle aurait eu des effets limités — au pire une légère récession aux États-Unis, et non une crise économique mondiale.
Peut-on rendre le système financier plus transparent et plus solide? Je répondrais oui, mais… Les autorités ont exigé un relèvement des ratios de fonds propres bancaires — ligne de défense essentielle contre l’explosion du système financier. Mais les banques ne sont qu’une partie d’un réseau complexe d’institutions et de marchés financiers, et les risques sont loin de s’être dissipés. La réalité de la régulation financière est que les nouvelles règles ouvrent de nouvelles possibilités d’arbitrage, à mesure que les institutions vont découvrir les failles de la ré­glementation. Cela forcera les autorités à instituer de nouvelles règles, en un jeu du chat et de la souris (entre une souris très adroite et un chat moins agile). Pour rester en dehors des zones d’ombre, il faudra des efforts constants, et non un simple coup de semonce réglementaire.
La politique macroéconomique a aussi un rôle essentiel à jouer. Si les taux nominaux avaient été plus élevés avant la crise, il y aurait eu plus de marge de manœuvre monétaire. Si les taux d’inflation et d’intérêt nominal avaient été, disons, supérieurs de 2 points, les banques centrales auraient pu réduire les taux d’intérêt réels de 2 points de plus avant d’atteindre la borne du zéro des
taux nominaux. Ces 2 points de plus ne sont pas négligeables. Ils auraient eu un effet à peu près équivalent à celui des mesures non conventionnelles auxquelles les banques centrales ont recouru lorsque la borne du zéro a été atteinte — achats d’actifs privés et d’obligations publiques à long terme pour faire baisser les taux d’intérêt à long terme, au lieu de la technique habituelle consistant à jouer sur le taux directeur à court terme. (Kenneth S. Rogoff, professeur à Harvard et ancien Directeur du Département des études du FMI, a suggéré d’autres solutions que la hausse de l’inflation, par exemple le remplacement du numéraire par de la monnaie électronique, qui pourrait acquitter un taux d’intérêt négatif. Cela supprimerait la borne du zéro.)
Pour passer de l’action publique à la recherche, je dirais qu’il faut flèche de tout bois. Maintenant que nous sommes plus conscients des non-linéarités et des risques qu’elles posent, il nous faut en approfondir l’étude, théorique autant qu’empi­rique — avec toutes sortes de modèles. Ce mouvement a déjà commencé et, à en juger par le nombre de documents de travail publiés depuis le début de la crise, il prend une grande ampleur. Les recherches sur la finance et la macroéconomie sont de mieux en mieux intégrées, ce qui est une excellente nouvelle.
Mais cette réponse élude une question plus difficile : comment devons-nous modifier nos modèles de référence — les modèles dits d’équilibre général dynamiques stochastiques (EGDS), que nous utilisons, par exemple, au FMI, pour imaginer des scénarios alternatifs et chiffrer les effets des décisions gouvernementales? La partie simple de la réponse qui ne prête pas à controverse est qu’il faut élargir les modèles EGDS pour mieux prendre en compte le rôle du système financier — et c’est ce qui est en train de se passer. Mais ces modèles devraient-ils être capables de dé­crire comment l’économie se comporte dans les zones d’ombre?
Je proposerais une réponse pragmatique. Si la politique macroéconomique et la régulation financière sont calibrées de manière à nous tenir à distance respectueuse des zones d’ombre, nos modèles qui décrivent la situation en temps normal peuvent encore être largement appropriés. Une autre classe de modèles économiques, visant à mesurer les risques systémiques, peut être utilisée pour donner des signaux d’alerte si nous nous approchons trop des zones d’ombre et s’il faut prendre des mesures pour nous en éloigner et réduire les risques. La mise au point d’un modèle intégrant les périodes de normalité et les risques systémiques est peut-être à ce stade conceptuellement et techniquement hors de la portée de la profession.
La crise a été immensément pénible. Mais un de ses réconforts est qu’elle a fait bouger les lignes de la macroéconomie et de la politique macroéconomique. Le principal précepte à en tirer est simple : évitez les zones d’ombre.
Olivier Blanchard est Conseiller économique et Directeur du Département des études du FMI.

http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2014/09/pdf/blanchard.pdf