Les Cavaliers de la chevauchée fantastique

— Vu par José Alpha le 9 décembre 2016 —

Le son répété comme un choc sourd que l’on perçoit dès l’entrée du Théâtre, se prolonge par une longue complainte du Muezzin qui rythme les journées arides dans ces steppes poussiéreuses de l’Afghanistan.

« Les Cavaliers », hommes et chevaux, piaffent d’impatience dans cet espace clos par les nombreux spectateurs, soigneurs, propriétaires et cavaliers, au centre duquel sera donné le départ du Bouzkachi du Roi. Ce sport particulièrement violent pour les cavaliers et les montures, fait la fierté des peuples Pachtounes de l’Asie centrale, où tous les coups sont permis et dont l’enjeu consiste à arracher du sol la dépouille d’un bouc décapité, la transporter dans une course folle, menée à brides abattues entre deux poteaux, sur plus de 2 km, pour lâcher le cadavre dans un cercle appelé le « Cercle de la Victoire ».

Le magnifique roman de Joseph Kessel, Les Cavaliers, transposé à la scène théâtrale par Eric Bouvron, transporte le spectateur dans l’épopée tragique racontée par quatre comédiens dont l’extraordinaire Khalid K, chanteur bruiteur et beatboxon. Ils racontent avec une gestuelle concentrique, poétiquement organisée par des déplacements précis presque chorégraphiés, l’histoire d’Ouroz et de Jehol son cheval fou.

Une belle histoire traitée à la manière des Contes des Mille et une Nuits par Eric Bouvron, et qui met en lumière notamment, trois des principaux péchés capitaux : l’orgueil, l’envie et la colère. Joseph Kessel, l’auteur globetrotteur aventurier, disait de son œuvre : «À travers Les Cavaliers, j’ai écrit mon testament à la vie ».

Toute l’ambiance criarde et oppressante d’avant le départ de la chevauchée fantastique, est ici ramenée comme par magie, sur un tapis persan posé au centre de l’aire de jeu du Théâtre Aimé Césaire de la Ville de Fort de France. La fougue des cavaliers, la puissance des montures impatientes, entourés des aboiements de chiens, des gueulantes des parieurs, des organisateurs de la course, les ululements des femmes qui entonnent un chant d’allégresse en l’honneur du champion sur la ligne de départ , tout cet environnement envoûtant est restitué par la fluidité poétique de la mise en scène et le talent de Khalil K, au chant et au beatboxon.

Les comédiens du Théâtre Actuel nous dégagent ainsi du hublot de nos certitudes civilisationnelles pour nous entraîner dans un autre monde, celui de la violence fascinante et constitutive des champs de courses tels qu’on peut la ressentir dans les plaines de Kaboul. Le spectateur entend, voit et accepte la violence brutale exercée par ces hommes et ces animaux. Une violence captivante du Bouzkachi dont l’effet paroxystique atteste des situations querelleuses et nobles magnifiées par les Chopendoz, les Cavaliers. Et puis, il y a cette force manipulatrice du dramaturge qui grave l’action dans la mémoire du public.

L’exploitation conjuguée des jeux des comédiens, des ressources du décor et des accessoires avec les effets spéciaux sonores et lumineux de la pièce, confirment les objectifs de la mise en scène : susciter admiration, pitié, culpabilité et plaisir.

Dans cette ambiance d’affrontements guerriers, le spectateur ressent en effet de l’admiration pour Ouroz, le champion courageux qui tombera de Jehol son cheval fou. Dans sa chute, il a la jambe brisée et est contraint d’abandonner la course. Le public a pitié du jeune Chopendoz qui devra rentrer bredouille à la maison où il affrontera son vieux père acariâtre, lui-même ex champion de Bouzkachi. Son courage et sa résistance à la souffrance d’avoir perdu l’épreuve initiatrice, en font un héros face à la rigidité de Toursène, le père qui n’a que critiques et mépris pour le perdant.

Les personnages sont là en chair et en os. Le spectateur vit la violence dans sa chair. Le galop des chevaux notamment de Jehol le cheval fou – un tabouret porté à bout de bras, des sangles et le jeu souple et suggestif de l’acteur amplifié par le claquement des sabots ; les hennissements, les cris, les chants et le texte posé des narrateurs; les effets d’éclairages quelquefois brutaux , d’autres fois tendres comme l’ambiance générale embrumée des histoires mystérieuses ; les batailles, les coups portés physiquement et moralement comme la trahison de Mokkhi, le palefrenier, le Sais de Ouroz, qui succombe à la tentation de Zéré, cette jeune femme aussi belle que cupide qui dressera Mokkhi contre Ouroz son maître pour s’accaparer Jehol et la fortune du maitre. Ouroz amputé mais vainqueur de l’autorité paternelle, des complots de Mokkhi et de Zéré, repartira sur son alezan dans l’horizon brulant de la plaine.

La pièce, finement interprétée, projette le spectateur dans l’illusion d’une recréation cinématographique qui crée l’action transposée, suggérée, évoquée, de cette violence instructive issue des grandes épopées. « Les Cavaliers » se lit en effet comme un poème narratif merveilleux dans lequel Ouroz le héros, symbole d’un groupe humain, et pourquoi pas d’un peuple, entreprend de réaliser un monde meilleur sans ignorer les épreuves que l’entreprise comporte.

Jean José Alpha

Les Cavaliers d’après Joseph Kessel

les 8, 9 & 10 décembre 2016 à 19h 30 au T.A.C.

Mise en scène :Eric Bouvron assisté de Gaëlle Billaut-Danno
Collaboration artistique :Anne Bourgeois avec Eric Bouvron, Khalid K, Grégori Baquet, Maïa Guéritte.