Les années BUMIDOM en Martinique. Volet 2

– La prise en otage du BUMIDOM par l’idéologie de rupture.

— Par Yves-Léopold Monthieux —

La prise en charge de l’ensemble des opérations, du recrutement des candidats, sur place, dans les îles, jusqu’à leurs premiers emplois sur le territoire métropolitain, en passant par leur transport, leur hébergement et leur formation, confère à l’institution une identité qui l’expose à toutes les stigmatisations.

On est en 1960. C’est l’époque de tous les possibles. Les usines se ferment et, en même temps, les Martiniquais ne veulent plus couper la canne. La décolonisation de l’Afrique s’achève. La guerre d’Algérie est perdue dans la foulée de celle de l’Indochine. La conférence des pays non alignés s’est tenue à Bandung. Fidel Castro s’installe. Les idées séparatrices font rage, les livres de Fanon et de Césaire sont dans toutes les mains. Ca phosphore grave chez les étudiants, au Quartier latin, ce qui fera dire à l’historien Edouard De Lépine que la nation martiniquaise est née sur la rive gauche de la Seine et non à Rive gauche Levassor. Y prend naissance la future bourgeoisie intellectuelle et ses directeurs de conscience. Pour ces derniers, la départementalisation est la poursuite de la colonisation, une nouvelle façon de coloniser, le néocolonialisme. Ils critiquent an ba fèy le rapporteur de la loi de 1946, mais à bas bruit, car Césaire, … pas touche. Les élèves du second cycle du Lycée Schoelcher, pour la plupart de futurs enseignants de collège, sont ouverts à ces idées. En même temps, la Martinique n’échappe pas aux grands mouvements du monde : l’exode rural bat son plein. Ceux qui veulent quitter la terre ont deux destinations, les berges de Fort-de-France et Paris.

La Martinique à la pointe des idées révolutionnaires

Aux yeux des intellos, bien que n’étant, comme dit Césaire, que  « le plus petit canton du monde », la Martinique doit prendre sa part au mouvement mondial d’émancipation. Son peuple doit s’élever à la hauteur de ses illustres fils, dont les écrits font déjà bouger au dehors. La situation locale ne s’y prêtant pas, il convient donc de faire feu de tout bois. Les incidents de décembre 1959 n’ont pas pu être durablement instrumentalisés. Contrairement aux rumeurs, les CRS ne sont pour rien dans la mort de 3 jeunes martiniquais. Fanon décrit dans le Moudjahid, en Tunisie, une situation insurrectionnelle avec des nombreuses victimes et arrestations. Il est, pour le moins, mal renseigné. Qu’importe, deux créations du gouvernement se présentent comme une aubaine, le SMA et surtout le BUMIDOM, qui deviennent les cibles à travers lesquels le pouvoir est attaqué.

Ce pouvoir est inquiet et frileux. La démographie dans les DOM est dite « galopante » et le sous-emploi s’en ressent d’autant plus. Une jeunesse désoeuvrée est donc disponible, ouverte aux bruits des sirènes. C’est dans ce contexte que l’Etat prend quelques décisions maladroites qui fournissent aux intellectuels des motifs d’agir. L’ordonnance d’octobre 1960 permet d’écarter de l’île les fonctionnaires de l’Etat supposés alimenter les idées révolutionnaires. C’est l’affaire Mauvois et ses amis du parti communiste dont les effets en feront un marqueur de la lutte contre le pouvoir. C’est l’affaire des jeunes gens sont emprisonnés simplement pour avoir placardé des affiches annonçant la tenue d’une réunion publique. L’affaire de l’OJAM est ainsi créée de toutes pièces élevant les emprisonnés au rang de héros. Tandis que le drapeau de la Martinique est peut-être né dans une prison française, dessiné par le seul emprisonné qui ne soit pas intellectuel.

Décembre 1959, une fausse opportunité pour les anticolonialistes.

Mais rien ne se passe qui ressemble à une menace de révolte. Au contraire, l’assimilation s’accélère avec le retour du général De Gaulle. Les incidents de décembre 1959 sont une fausse opportunité pour les anticolonialistes qui ne réussissent pas à récupérer l’évènement. D’ailleurs, les incidents sont condamnés avec des mots très durs par le PPM. Finalement, elles permettent de consolider le système. C’est à partir de cette étincelle qui n’a rien de politique (« un incident de ville de garnison qui a dégénéré », écrivais-je) que le gouvernement prend des mesures aptes à permettre un nouveau démarrage de la départementalisation. Le rétropédalage de Césaire dans Discours sur le colonialisme, sa démission du PCF, la création du PPM ainsi que son pas de clerc lors du référendum de 1958 n’auront pas diminué la soif des Martiniquais d’être Français à part entière. La Droite est rejointe par la plupart des élus socialistes. Des communistes et des progressistes s’y ajoutent. Le parti gaulliste, l’UNR, et le syndicat CGT qui, par son effet aiguillon, concourent à parfaire l’assimilation. Tous, au pas du peuple, sont hostiles aux idées séparatistes. Le oui fait un triomphe aux différents référendums. C’est à la fois le oui à De Gaulle et à la France auquel Césaire s’est rallié en 1958.

Toutes les attentes ne sont pas au rendez-vous, mais les progrès sont réels en matière de santé et d’éducation, par exemple. Plus que son discours des Trois glorieuses, c’est le travail colossal du vice-recteur Alain Plénel, de 1954 à 1959, qui mériterait d’être salué. La multiplication des écoles publiques dans les bourgs et les quartiers permet à une nombreuse jeunesse d’être scolarisée jusqu’en classe de Troisième. Le certificat d’études primaires (CEP) n’est plus l’objectif des familles modestes. Munis du Brevet élémentaire, les meilleurs d’entre eux passent directement des bancs du collège au fauteuil d’instituteur. Ils n’ont pas besoin du BUMIDOM, eux. C’est la triple ascension sociale pour ces nouveaux enseignants : le bac moins 3 devient instituteur, son salaire est majoré de 40%. Ces « brevetés » qui prennent une part déterminante dans la formation des petits martiniquais méritent la reconnaissance. Mais qu’ils ne se trompent pas, l’élite intello-bourgeoise en a plein pour eux, en fait de snobisme. L’habitat s’améliore, les cases en paille et en terre battue disparaissent, le cyclone Edith, en 1963, emporte les dernières « cases nègres ». C’est l’arrivée du fibrociment et le début des maisons en dur. Les usines ferment et les emplois diminuent, mais qui veut travailler dans la canne ? Depuis les années 1930, en pleine période coloniale il faut faire appel aux Ste Luciens.

Bref, il n’est pas question de remettre en cause un statut qui était tant attendu. La Martinique n’est pas un terreau propice à la révolution. Pourtant la décolonisation est au centre du débat, d’où l’appellation d’ « anticolonialiste » que se donnent les intellectuels pour qui l’assimilation est la forme achevée de la colonisation. Ce n’est un secret pour personne que la France tient, en effet, à ses anciennes colonies. Déjà en 1848 il ne s’était pas agi de quitter les « terres françaises » et la fin de l’esclavage n’a pas mis fin à la colonisation. Au contraire, en quittant leur statut d’esclaves les nouveaux libres deviennent promptement des citoyens français. Ils participent aux élections dès avant la fin de l’année. En 1946, il n’est pas davantage question pour la France d’abandonner les « vieilles colonies ». Le vœu des populations porté par Césaire s’intègre à la géopolitique française d’après-guerre. C’est la décolonisation par intégration portée par Césaire qui sera considérée comme un néocolonialisme par assimilation.

Instrumentalisation et diabolisation du BUMIDOM

Bien évidemment, l’appétit de la population pour ces progrès fait obstacle aux vœux d’émancipation des intellectuels. Une fois terminée la guerre d’Algérie, les appelés du contingent ne font pas un sujet de traumatisme de l’obligation d’effectuer le service militaire. De nombreux jeunes gens optent pour le service en terre métropolitaine. Alors qu’ils ont pour la plupart bénéficié de l’exemption d’incorporation par leur mise en congé budgétaire, les anticolonialistes accusent le Service militaire adapté (SMA) d’être une « armée d’occupation coloniale ». Plus généralement, tout ce qui contribue à améliorer le système assimilationniste est un obstacle à leurs objectifs. A ce titre, le BUMIDOM constitue à leurs yeux un obstacle essentiel à leurs ambitions séparatrices d’autant plus que cet organisme reçoit l’adhésion de la population. Il leur est donc insupportable d’entendre à son sujet des propos favorables. Et lorsque ces témoignages proviennent d’hommes et de femmes ayant eu recours à ses services, lesquels sont finalement les seules personnes à vraiment connaître le sujet, ils donnent lieu à de véritables crispations.

Aussi bien, le BUMIDOM est diabolisé par un vocabulaire sans nuance rappelant souvent la traite des esclaves (« déportation »). Le discours de dénigrement provoque un véritable traumatisme chez les migrants, qu’ils soient partis ou non sous l’égide du BUMIDOM. Mais pour les intellos bourgeois, la cause nationaliste vaut bien quelques dégâts humains. Une corporation faisant partie de l’intelligentsia veut donner un exemple d’autonomie en décidant de s’occuper elle-même de gérer la retraite de ses membres. Un dignitaire du Parti progressiste martiniquais est à la manœuvre, assisté par un avocat du parti communiste. Elle prend à témoin le public en occupant la rue et cesse de cotiser à la caisse nationale de retraite. L’initiative se révèle être un échec total. C’est une expérience douloureuse, au moment de leur mise à la retraite, pour certains membres et leurs familles. Ils se verront obligés de travailler parfois au-delà de l’âge de 80 ans.

Plus généralement, les Martiniquais préfèrent ne pas suivre les directeurs de conscience venant de Paris ou de Bordeaux. Comme ils refusent les idées de rupture d’avec la France, sans s’apercevoir que petit à petit celles-ci façonnent leurs cerveaux. Ces deux désirs antagonistes du peuple et de ses bergers, l’assimilation d’une part, la rupture institutionnelle, de l’autre, cheminent dans les têtes pendant un demi-siècle et conduisent à la création d’une personnalité martiniquaise qualifiée de schizophrénique, mais que personne ne sait définir. Pour preuve, c’est aux partisans de la rupture que les électeurs confieront le soin de faire fonctionner l’assimilation. Comme si on devait demander à des capitalistes d’administrer un pays communiste, ou vice-versa. Vu de l’extérieur, de l’Etat en particulier, c’est kafkaïen.

Le BUMIDOM a été supprimé par la gauche, en 1981. Les conséquences ne viennent pas seulement d’où on les attend. Les admissions aux concours réalisés dans les DOM se raréfient. En revanche, grâce au dégel des rapports sociaux, la venue de métropolitains connaît un regain. Au fait, l’organisme évolue sous d’autres acronymes, l’ANT puis l’ADOM, cette dernière est désormais aidée par la CTM. Une libre migration intérieure et extérieure se développera donc, qui, aggravée par la baisse de la natalité, fait aujourd’hui des ravages. Ainsi donc, 35 ans après la suppression du BUMIDOM, malgré l’apport d’un nombre non négligeable d’Européens, d’Haïtiens et de ressortissants de nations antillaises hispanisantes (St Domingue, Venezuela, Cuba), la population diminue en moins de 10 ans de près de 20 000 habitants.

En définitive, les clercs martiniquais auront faussement appréhendé et encore moins bien préparé l’avenir de la Martinique. La situation déplorable de ce début de siècle, politique, économique et morale, en est la preuve. On ne s’en sortira pas en évoquant toujours la responsabilité du BUMIDOM.

Yves-Léopold Monthieux

Les trois volets :

I – D’une terre d’immigration à une terre d’émigration

II – La prise en otage du BUMIDOM par l’idéologie

III– Les faux prétextes du faux déclin des années BUMIDOM