L’éphéméride du 19 janvier

Sortie en salle du film « Nèg Maron » le 19 janvier 2005

De Jean-Claude Barny
Avec Admiral T, D. Daly, Stomy Bugsy
Nationalité français
Synopsis :
Au coeur des petites Antilles, au début des années 2 000, dans un quartier populaire où se côtoient des personnages chaleureux, hauts en couleurs, Josua et Silex, deux jeunes amis d’enfance à la dérive, issus d’un milieu familial et social explosé, mènent une existence insouciante. Mais la violence de l’île et l’escalade de situations déroutantes vont mettre leur amitié à rude épreuve…

“Nèg maron” : Paradoxe criminel ou crime paradoxal ?

— Par Patricia Donatien-Yssa —

Le film Nèg Maron du réalisateur Jean-Claude Barny est un drame qui réunit un groupe de jeunes délinquants vivant dans un quartier populaire de la Guadeloupe, et qui s’articule autour d’un crime perpétré contre un blanc créole mafieux : Marcus. Josua et Silex, les deux complices de toujours et personnages principaux du film, se livrent à de petits cambriolages et vivent, tout comme leurs amis, « …en rupture avec le système économique et politique » 1. Enfermés dans une véritable microsociété, ils sont plongés dans un décalage et un paradoxe permanents. Leur espace de vie est un interstice entre le monde de la consommation à outrance, auquel ils s’accrochent par le biais de quelques objets hautement symboliques (Mercedes noire, canapé rouge, grosse moto, chaîne Hi fi), et le monde de la pauvreté, fait de cases misérables entassées les unes sur les autres, hérité directement du système colonial.

2Trois univers parallèles se côtoient ainsi dans le film : celui de l’aisance luxueuse, celui du prolétariat responsable et travailleur et celui, déjanté, des jeunes en perdition et en quête d’eux-mêmes, où seules la débrouillardise et l’esbroufe comptent. Marcus, leader dans le commerce de la drogue, règne sur cet univers par le mépris et l’appât de l’argent facile, mais aucun de ses acolytes ne le respecte : « Il n’est pas sorti du ghetto, il n’était pas obligé de tourner mal ». Piégé par un membre de sa propre famille, Marcus veut récupérer des documents compromettants « un petit dossier qu’un parent m’a, disons, emprunté », et engage Josua et Silex pour qu’ils pénètrent par effraction dans la villa familiale et récupèrent l’enveloppe . Silex refuse dans un premier temps, mais finit par accepter sous la pression de Josua « qui veut être libre de planter un arbre et de pisser dessus s’il veut ». Durant la fouille de la villa désignée par Marcus, Silex tombe sur des gravures anciennes représentant les atrocités de la déportation et de l’esclavage, accrochées dans un étalage obsessionnel et obscène au mur du salon. Les deux garçons, choqués, quittent la maison dans la débandade la plus complète, et sous les tirs nourris du gardien. Ils se séparent et Josua en allant remettre l’enveloppe à Marcus le trouve dans sa voiture, abattu d’une balle dans la tête. Le suspens et la quête commencent alors.

1. Les acteurs du drame
3Un nombre incalculable de personnages fourmillent dans le film. Dans des heurts et des entrechoquements, et parfois dans une sensation de fouillis et d’exagération, ils s’entassent se bousculent, s’ignorent et s’unissent aussi. La Guadeloupe qui est dépeinte dans Nèg Maron prend souvent des allures caricaturales : rixes dans la rue, foule surexcitée, bagarres enflammées ; et la population semble en parfaite contradiction avec des paysages souvent trop idylliques. Dès le début du film, par une accumulation de protagonistes hors normes, Flamand Barny signifie le paradoxe et met en place les germes de la violence, et les conditions d’une montée en pression très rapide qui débouchera sur le meurtre de Marcus. Dans tout ce foisonnement, l’intrigue se focalise sur les trois personnages qui sont évidemment au cœur de tout drame criminel : la victime, le meurtrier et l’enquêteur.

1.1. La victime : Marcus l’odieux
4Dans le déroulement du film on voit peu Marcus, qui n’apparaît que dans le premier quart d’heure ; cependant sa personnalité et surtout les symboles sociétaux qui lui sont rattachés en font un personnage nodal et autour duquel s’organise la réflexion qui mène cette fiction. Fanfaron et belliqueux, Marcus est visiblement détesté de tous : « Il a tout le monde dans son dos ». Ce personnage extrêmement stéréotypé a la fonction d’effriter le mythe du blanc créole bâtisseur et régnant en maître, et d’en forcer le côté négatif par son attitude arrogante et raciste. Victime du meurtre, il incarne néanmoins le méchant. Faussement amical, Marcus joue un double jeu avec Josua et Silex. Il affiche une attitude décontractée, parle créole et confie des « petits business, très simples, très carrés » aux deux jeunes. Mais sa bonhomie de façade, ne fait absolument pas illusion, car le personnage, volontairement caricaturé par le réalisateur, est un malfaiteur qui exploite et trahit sa propre famille. Par le biais de Marcus, Flamand Barny montre une délinquance qui rapproche les classes sociales mais n’abolit pas pour autant les hiérarchies. Ainsi le petit groupe de compères en rapines, parfaitement conscient des disparités qui stratifient leur société, n’admet pas que le plus dévoyé d’entre eux, « protégé par sa famille », bénéficie d’une totale impunité. Au-delà de la victime, il est donc l’élément déclencheur d’une crise qui va provoquer l’explosion du monde de Silex et Josua ; et qui va également orienter l’intérêt de cette fiction vers la question de la responsabilité de l’être dans sa propre destinée, mais également, dans une acception plus large, de la responsabilité collective dans le devenir d’une société.

1.2. Silex : un criminel peu haïssable
5Le personnage de Silex interprété par Daly, jeune star du Ragga, parvient à émouvoir le spectateur avec son beau visage, son cœur amoureux, et sa maladresse. Il est un agrégat déséquilibré de colère et de sincérité. Il est provocant, belliqueux et n’a pas peur d’affronter la violence. Cependant, Silex est sans doute le personnage le moins caricatural et le plus complexe de l’intrigue. Abandonné à sa seule charge, il vit dans une case proche de la petite maison des parents de Josua. C’est un jeune homme solitaire, mélancolique et parfois naïf. Le jeune voyou aux yeux graves est symbolique du chaos de la jeunesse perdue et en affiche tous les attributs. Ombrageux et indompté, Silex, aiguise sa tristesse et son désarroi en se frottant à Sony, Pat Kochi et autres « pommés » qui s’agglutinent autour de lui. Malgré son amour pour la sœur de Josua et l’affection que lui donne toute la famille, il ne parvient à dominer sa rage, ni à lui trouver un exutoire. Tel le héro de La fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955), il déboule à deux cent à l’heure sur sa moto ; toutefois il n’a ni l’insouciance, ni l’aisance de Jim Stark, mais tout comme lui, il percute véritablement la mort à la fin du film, et décède fauché par un camion. Si Josua est sans doute le pivot du film, c’est Silex qui porte sur ses épaules toute la charge dramatique et émotionnelle de l’œuvre de Barny. Il est le meurtrier ; il est celui qui a cédé à la souffrance, au désespoir et au mal être dans une société qui peine à sortir intacte de la gangue coloniale.

1.3. Josua : la fuite vers soi
6Josua, le troisième protagoniste déterminant du film, correspond lui aussi à un stéréotype : celui du jeune laissé-pour-compte qui ne parvient pas à réagir contre la logique implacable d’un système injuste et discriminateur. Cependant, au fil de l’énigme, le spectateur découvre un garçon qui va se révéler être l’axe central de la narration. Malgré la droiture et les efforts de sa mère, Josua dont le seul modèle masculin est un père alcoolique, ancien syndicaliste déchu ; est un petit délinquant sans grande méchanceté. Déçu par la médiocrité de son existence, il se raccroche à la seule image de puissance et de réussite qui lui soit donnée : le mafieux Marcus, tout en sachant que celui-ci ne vaut rien. Il vit donc dans un immédiat marqué par le vide et l’absence de perspectives et s’imagine qu’un « gros coup » pourra le sortir d’affaire. Son seul repère, dans ce trou sans fond qu’est son existence, est son amitié avec Silex, voisin et ami d’enfance. Le personnage de Josua est porteur des messages et de l’idéologie qui traversent le film : d’une soif de justice et d’avenir. Jeune homme sensible et intelligent, malgré une certaine dose de naïveté, il est habité par le doute, et sa soif de savoir et de compréhension l’amènent à s’engager dans le seul semblant d’enquête qui apparaisse dans le film, mais aussi dans une quête de lui-même.

7Après avoir découvert le corps de Marcus, Josua se trouve emporté par une spirale dont il n’arrive pas à s’extraire. Il sombre d’abord dans une forme d’angoisse hystérique et de repli total sur lui-même, puis se lance finalement dans une quête de la vérité. Petit à petit, c’est Josua l’enquêteur qui prend le dessus, animé par la colère et la déception. Par une série d’accumulations et d’indices, il parvient à la certitude de la culpabilité de Silex et son monde s’effondre. Commence alors sa fuite, une errance où il tente de trouver des réponses, non plus au seul acte de Silex mais au crime que constitue leur non-vie, la mort annoncée du quartier, la misère du peuple. Dans sa fuite, Josua s’inscrit dans une dynamique de résistance et de quête de liberté. Il ne fuit pas le crime, mais ne veut plus appartenir à cette société qui le condamne sans l’avoir juger ; et qui ne veut pas entendre son plaidoyer. Devenu un errant, un marron, il a le bonheur d’assister à la régénération de son père, Gabriel Constant. Cependant, le personnage de Josua semble se fourvoyer dans le choix de cette fuite vouée à l’échec. Sa rébellion apparaît comme matée d’avance, car le no man’s land du marronnage n’existe plus. Cependant, par le geste symbolique du renoncement à cette civilisation qui représente à ses yeux la culpabilité, Josua entreprend un voyage vers sa propre vérité et vers son propre être.

2. Le crime
8Dans le film de Barny, le passage à l’acte est éludé ; Josua trouve Marcus abattu d’une balle de revolver au volant de sa voiture de sport et l’image de ce corps affaissé sur le volant est la seule évocation du crime en lui-même.

Nèg Maron, plus qu’à l’acte, s’intéresse à l’état d’esprit des deux jeunes impliqués dans le crime, avant et après sa mise en œuvre ; le film se penche aussi longuement sur la phénoménologie sociale et le contexte politico-historique qui induisent le crime. Ainsi, plusieurs interrogations sont soulevées dans cette fiction, au-delà du simple fait criminel, de l’enquête, et de son résultat. Car Nèg Maron ne s’attache pas véritablement à retracer une enquête. Les policiers qui sont maintes fois évoqués par la bande de copains n’apparaissent qu’à deux reprises à l’écran, et de loin. Par ailleurs, aucun personnage n’endosse vraiment la fonction de détective. Le film évoque la thématique du mobile social et politique opposé au crime crapuleux. Il soulève la question de la véritable responsabilité et culpabilité, mais aussi celle de la justification : la violence historique justifie-t-elle le crime ?

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