L’Enigme du silence : Béatrice CLERC, peintre de la Figuration poétique

par Scarlett JESUS, critique d’art.—

 beatrice_clerc« Là où tu n’arrives plus à t’exprimer avec la langue commence la peinture. Quand tu peins tu chasses les mots et les concepts. Une fois la peinture achevée, tu l’accroches et tu la regardes longuement. Quand tu en es satisfait tu lui donnes un titre. »

Gao XINGJIAN. Pour une autre esthétique

L’ensemble de toiles réalisées par Béatrice CLERC entre 2009-2011 a de fortes chances de dérouter le spectateur par le caractère insolite d’une démarche plastique apparemment très éloignée des préoccupations et productions contemporaines guadeloupéennes. Chercher la singularité d’un artiste impose au critique de procéder par empathie. Il se doit, pour s’approcher au plus près de l’univers personnel d’un peintre, de chercher à identifier et comprendre la « langue » de l’autre.

  « Trouver une langue » pour exprimer ce que les mots ne peuvent dire, l’indicible, fut la préoccupation majeure de RIMBAUD. Le poète qui se voulait « voyant » tenta d’inventer, avec « Voyelles », un système de correspondances entre les sons et les couleurs.  Le travail plastique de Béatrice CLERC relève d’une démarche similaire, si ce n’est qu’il s’agit plutôt de rendre compte de ses sensations et émotions par des couleurs. Une poétique tout à fait personnelle associant formes, couleurs et symboles, va lui permettre, à l’égal du poète, de « donner forme à l’informe », c’est-à-dire de rendre compte du mystère que constitue le langage muet des êtres et des choses dépourvus de parole. Le bruissement de ce silence constitue, de fait, une énigme face à laquelle l’artiste  accepte de se confronter.

Il s’agit d’abord, pour Béatrice CLERC, de placer le spectateur dans un autre espace-temps que celui auquel il est habitué. Cette translation, portée par les dimensions relativement restreintes des toiles (60 cm x 60 cm pour la plupart), est accentuée, avec le refus de la perspective, par l’absence d’arrière plan et de réalisme des proportions. La représentation, par ailleurs limitée à quelques éléments significatifs, en utilisant de la sorte les procédés d’un art dit « naïf » acquiert une aura magique. L’œil du spectateur est contraint à se fixer tantôt sur le sujet qui en occupe le centre et que des contours font  surgir au premier plan, tantôt sur un élément auréolé de lumière. L’effet produit par la simplification de la composition est alors inversement proportionnelle à son intensité visuelle. En orientant ainsi le regard  du spectateur l’artiste cherche à l’installer dans  un état de réceptivité tel que, renonçant au contrôle de sa volonté, il puisse voir différemment le monde qui l’entoure. Laissant libre cours à son imagination pour de libres associations et rêveries éveillées. Une façon de faire entrer de plein pied le spectateur dans le tableau afin qu’il puisse être à même de percevoir, derrière le silence et l’immobilité apparente de ce qui l’entoure, l’énergie qui anime l’univers et qui constitue un langage commun au vivant, bien que muet.

Très peu d’éléments suffisent à Béatrice CLERC pour rendre compte de cet univers et des émotions qu’il suscite. Un petit homonculus d’abord. Mannequin de peintre en bois à l’origine devenu pantin mou sous le pinceau de l’artiste, il est l’illustration même de ce principe auquel obéit le vivant, la métamorphose. N’est-il pas appelé à se transformer en belle jeune fille et à revêtir les robes de fête qui semblent l’attendre ? Robes de princesse, celles-ci trônent déjà sur des chaises en bois que l’on croirait empruntées à « La Chambre » de Van GOGH. D’une toile à l’autre le personnage évolue, souvent accompagné de son animal fétiche, la tortue dont la carapace semble métaphoriquement le protéger. Il explore des univers semblables à ceux des mythes et des contes qui semblent exister hors du temps. Monde sous marin dans lequel, alors qu’il est revêtu d’un masque sous-marin, un petit poisson d’argent lui tient compagnie. Mais aussi monde terrestre : celui des forêts enchantées où les branches des arbres se plient pour devenir fauteuils, ou celui des jardins où, Petit Prince coiffé du  chapeau de paille de Van GOGH, il donne avec amour des soins à une petite plante en pot jusqu’à ce que celle-ci donne naissance, non pas à une rose unique, mais à une multitude de fleurs printanières. La Terre et l’Eau, deux univers qui loin de s’opposer s’interpénètrent quand les branches des coraux se prolongent en ramures ou que les feuilles qui poussent sur la plante prennent la forme et la couleur de petits poissons argentés.

L’univers dont Beatrice CLERC cherche le langage est bien un univers labyrinthique de signes. Si les formes sont dotées d’une valeur symbolique, il en va de même des couleurs. A commencer par le bleu, la couleur de l’O chez RIMBAUD. C’est la couleur de l’océan dans lequel le plongeur côtoie poissons et coraux. Le bleu symbolisant l’origine de la vie, eaux fœtales ou eau du jardinier. Un bleu qui est également la couleur des songes d’où émerge « La robe de la mariée ». Et une couleur par ailleurs profondément mystique : « O […] Silences traversés des Mondes et des Anges…».  Renvoyant pour le Poète à « l’Oméga », c’est-à-dire à l’Infini, elle invite alors le spectateur à se livrer, à l’image du mannequin en position de lotus, à une méditation spirituelle. Une autre couleur s’impose : le rouge, couleur du sang et donc lui aussi de la vie. C’est d’ailleurs la couleur des coraux, véritables  vaisseaux sanguins de la mer. Ce même rouge, associé au bleu, peut parfois se transformer en violet permettant alors à l’artiste de jouer avec les oppositions, celle de l’ombre et de la lumière en particulier. Et d’évoquer au passage, avec ces trois couleurs ; le cycle auquel est soumis la nature et où vie et mort se rejoignent.

Comme chez le peintre de CHIRICO, qui faisait déjà figurer dans ses toiles, au siècle dernier, des mannequins de couturiers, les peintures de Béatrice CLERC, tout en restant figuratives, aspirent à rompre avec la simple représentation réaliste pour confronter le spectateur à un univers magique, sur-réaliste. Son goût prononcé pour la couleur, le choix de certains motifs, le bocal de poissons, les fleurs, et la composition d’une toile comme « Les deux naissances », ne sont pas sans évoquer, par ailleurs, MATISSE. Comme son personnage qui n’en finit pas de se dissimuler/dévoiler, l’artiste sait jouer de nombre d’emprunts, comme ceux déjà évoqués à propos de Van GOGH. Ces références le démontrent, Beatrice CLERC n’est pas un peintre naïf à la façon des peintres haïtiens. Son univers, à la fois symbolique et empreint de spiritualité, reste profondément singulier, en marge des démarches contemporaines des artistes guadeloupéens bien que réellement caribéen. Tout comme un autre peintre solitaire, Philibert YRIUS, son inspiration s’inscrit dans le prolongement du surréalisme et reflète la perception d’un monde habité par des forces occultes agissantes. Si sa peinture à l’acrylique, bien que mêlant parfois quelques collages, n’affiche aucune recherche audacieuse de matériaux ou de techniques nouvelles, elle fait figure d’énigme par sa singularité. Provoquant questionnements et émotions, une telle peinture invite à la réflexion tout autant qu’à la rêverie. En cherchant à trouver plastiquement le langage muet qui permettrait de communiquer « de l’âme à l’âme » avec l’Autre mais aussi avec la Nature, Béatrice CLERC ne réalise-t-elle pas plastiquement le programme poétique que réclamait RIMBAUD dans sa Lettre du voyant : rendre compte de « la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ». Sa peinture poétique poursuit alors un projet ambitieux, celui de donner un équivalent plastique de ce langage muet universel qui nous environne. L’énigme du silence. Un langage où de simples couleurs sans avoir besoin de recourir à la figuration, seraient capables de faire surgir, par la simple puissance de l’imagination, l’image auxquelles elles renvoient. Comme le suggère  APOLLINAIRE dans son poème « Fenêtres » :  

« Du rouge au vert tout le jaune se meurt
Quand chantent les aras dans les forêts natales

[…]

La fenêtre s’ouvre comme une orange
Le beau fruit de la lumière
 »

Est-ce à dire que Béatrice CLERC serait dorénavant tentée d’emprunter la voie de l’abstraction ?

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     28 février 2013.