Lectures : « La Jupe de la rue Git-le-cœur » de J.-D. Desrivières ; « Frantz » de M. Herland 

Vendredi 30 juin, 20 heures – à L’Œuf-Maison d’artistes, rue Garnier Pagès, Fort-de-France

Jean-Durosier Desrivières revisite « l’audience »

Jean-Durosier Desrivières est connu comme poète, avec deux recueils publiés chez Caractères (2). Il est également l’auteur, pour le théâtre, de deux pièces brèves (3). La jupe de la rue Gît-le-Cœur met en scène deux personnages, « l’écrivain » et « l’audienceur », sans qu’il y ait pour autant dialogue, la dérive verbale du premier – qui accompagne sa dérive pédestre au quartier latin, en quête des bureaux de l’éditeur auquel il entend proposer un manuscrit – nourrissant les propos de l’audienceur, une figure de la société haïtienne, pas tout-à-fait un conteur, plutôt un affabulateur qui brode à loisir sur des faits réels.

Le monologue de l’écrivain s’alimente à plusieurs sources, parmi lesquelles la topographie du quartier latin, bien sûr, mais encore les passants et surtout les passantes dont il remarque qu’elles sont toutes, ou presque, en ce printemps, vêtues des mêmes pantalons blancs (« Trop de pantalons blancs, me suis-je dit. Et trop de mauvaise fesses dans ces pantalons blancs. J’ai vite compris qu’il n’y avait rien de plus dégoûtant qu’une mauvaise paire de fesses dans un pantalon blanc. Pourquoi tous ces pantalons blancs ? » etc., p. 21). Et puis il y a ce poème d’Alan Ginsberg qui lui trotte dans la tête (« No rest without love : no sleep without dreams of love », etc.), Alan Ginsberg qui habita justement au Beat Hôtel, au numéro neuf de cette rue Git-le-Coeur que l’écrivain finira par rencontrer au cours de son errance.

L’audienceur écoute et imagine. Par exemple l’enfance de l’écrivain, à Port-au-Prince, poète précoce, avec une mère couturière, des catalogues emplis de jupes, toutes sortes de jupes, et puis la mini-jupe de cette écolière et les premiers émois érotiques. Cependant l’audienceur ne se contente pas d’inventer des histoires. Car elles ne sont que trop réelles les plaies de son pays ensanglanté.

« Le dictateur succède à un autre dictateur […] Une belle gueule le dictateur. Il fait de l’effet, le dictateur. L’image du dictateur entrecoupée de la course tremblante aux images de ses forfaits. Puis on revient à sa gueule […] Regarde-moi ça : une toute petite gueule… Pas très belle gueule finalement, la gueule du dictateur ! Une gueule de timide, une gueule de boucher, naturellement. Une gueule de boucher timide, de boucher top model, le dictateur. Bien effilé et bien élancé, le dictateur ! Tout élancé. Mais complètement bouché, le boucher. Fermé au monde, il a déjà tout tranché, le boucher. Le présentateur ne dit pas ça. Il ne peut pas dire tout ça. Tout ça, ça se voit. Vite […] Point de cadavre. Point de corps. Point d’images de ça. Ça ne se montre pas. Ça ne se voit pas. Les chiffres suffisent. Des chiffres mous et lourds, comme nous. » (p. 14)

Comment achever une telle histoire ? L’écrivain, désormais plus ou moins amoureux de l’une des passantes, se perd dans un rêve où il se voit « léger comme du papier », comme les feuillets de son manuscrit depuis longtemps envolés.

(Cf. Selim Lander, « Ecritures théâtrales en Martinique », Critical Stages, n° 11, june 2015. http://www.critical-stages.org/11/ecritures-theatrales-en-martinique/)

 

Michel Herland fictionnise Fanon

Si M. Herland a déjà publié un roman (L’Esclave), son théâtre n’a jamais jusqu’ici été présenté au public. Sa pièce Frantz est située dans un pays (non nommé mais qu’on situe aisément en Afrique subsaharienne) en train d’accéder à l’indépendance. Deux personnages masculins s’affrontent : Frantz, un médecin psychiatre, est attaché à une conception idéaliste de la politique (donner le pouvoir au peuple) ; Boubacar, l’homme d’affaires, cherche à accaparer le pouvoir à son profit. Il est prêt, pour atteindre son but, à toutes les compromissions, y compris avec des intérêts étrangers.

Loin d’être secondaires, les rôles féminins sont essentiels pour l’économie de la pièce. Les discours décalés de Fanny, la patiente, ouvrent sur un monde de fantasmes, de désirs inassouvis, de poésie aussi ; tel le fou du roi, elle se permet de dire ce que les autres, souvent, préféreraient ne pas entendre ; surtout, elle manipule les uns et les autres dans l’espoir d’atteindre son objectif : séduire Frantz. Le personnage de Poupée est également complexe. Pour être une femme légère, elle n’est dépourvue ni de culture ni de profondeur. Les hommes sont plus schématiques car ils sont là pour incarner des types dont l’opposition, inévitable, constitue l’argument politique de la pièce.

Frantz reste néanmoins humain dans la mesure où il éprouve pour Poupée, la femme de Boubacar, un amour apparemment payé de retour. Ainsi l’opposition d’ordre politique entre les deux hommes se double-t-elle de cette rivalité amoureuse. La passion non payé de retour de Fanny envers Frantz crée une autre rivalité, celle-ci entre les deux femmes.

L’écriture est faite pour l’essentiel de dialogues rapides, souvent allusifs, qui devraient créer chez le spectateur une sensation d’étrangeté. Par contraste, des envolées permettent aux différents protagonistes de se faire mieux connaître.

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Avec Rita Ravier, Françoise Dô, Joël Jernidier sous la direction de Ruddy Syllaire.
Lectures organisées à l’initiative de l’association ETC-Caraïbe (Écriture théâtrale contemporaine en Caraïbe) – Entrée libre.