L’économie dans sa tour d’ivoire

— Par Jean-Marie Harribey et Dominique Plihon Membres des Économistes atterrés —

Il faut le dire d’emblée, l’économie enseignée à l’université fut historiquement plutôt favorable aux idées confortant les positions sociales et l’ordre bien établis. Mais l’avènement du capitalisme néolibéral approfondit cette tendance jusqu’à un point caricatural. Toute pensée dissidente ou simplement distante par rapport à la théorie libérale néoclassique fut écartée : le keynésianisme fut relégué dans les placards lorsque la dérégulation financière s’imposa et tout le marxisme fut banni en même temps que s’écroulèrent le mur de Berlin et les pays prétendument socialistes.
Le seul paradigme admis est celui du calcul individuel optimisateur, des anticipations rationnelles, du marché meilleur allocateur des ressources en face d’un Etat forcément improductif et gaspilleur : ainsi, la prospérité et le bien-être étaient promis à l’humanité entière si les capitaux pouvaient circuler sans entraves, des places financières aux sweatshops (ateliers de misère) en passant par les paradis fiscaux, au bénéfice des actionnaires. Tous les économistes bien en vue et bien en cour se mirent à justifier les privatisations, le recul des services publics, de la protection sociale et du droit du travail. Ils en oublièrent même le b.a.ba de leur discipline lorsqu’ils se mirent à vanter la capacité des fonds de pension à créer de la richesse pour payer les retraites.
Las ! Et heureusement, serait-on presque tenté de dire, du moins pour mettre à bas l’idéologie, la crise est venue, démontrant l’inanité de ces discours incapables de saisir le mouvement de la société embarquée dans une dérive de marchandisation, d’exigences financières exorbitantes, d’inégalités et de productivisme dévastateur.
Le temps était donc venu pour que les voix réduites au silence pendant plusieurs décennies se fassent de nouveau entendre : du côté des enseignants et chercheurs avec la création des associations comme les Economistes atterrés ou l’Association française d’économie politique (Afep) ; du côté des étudiants avec, dans les années 2000, le mouvement Autisme-économie et aujourd’hui le collectif Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur en économie (Peps-économie), qui organise […] à Paris des états généraux de l’enseignement de l’économie dans le supérieur (1).
Comment rétablir un peu de raison au sein d’une profession aux mains des tenants de l’ordre néolibéral ? Trois conditions au moins devraient être remplies. La première est de travailler sur les faits et non à partir de dogmes. Par exemple, depuis un quart de siècle, la diminution du coût du travail, surtout en France, par le biais de la baisse des cotisations sociales, devait réduire le chômage. Celui-ci empire, ne serait-il pas urgent de ne plus considérer le salaire uniquement comme un coût ? Autre exemple : existe-t-il un seul cas dans l’histoire où la généralisation de l’austérité dans tous les pays à la fois ait conduit au rétablissement des économies et des finances publiques ? A l’évidence, il n’y en a pas.
La deuxième condition serait de rouvrir l’université à d’autres paradigmes théoriques. C’est la confrontation des problématiques qui enrichit l’enseignement et la recherche scientifique et non l’enfermement dans une seule certitude. La crise survenue en 2007-2008 a démontré la nécessité d’abandonner la croyance en l’efficience des marchés. Mais peu de cours sont consacrés à la régulation de ceux-ci, supposés s’autoéquilibrer. La monnaie et les banques sont réduites à la portion congrue dans les modèles théoriques, alors que leur rôle a été central dans l’accumulation de dettes privées habilement transformées en dettes publiques. Pourtant, la transformation des modèles de production et de consommation exige des investissements publics pour amorcer une transition écologique. Où trouver la légitimité théorique d’un recul de l’exploitation du travail et de la nature, de la prééminence du caractère social et politique de la monnaie, de la préservation des biens communs de l’humanité, sinon en réintroduisant dans les cursus universitaires l’enseignement de Marx, de Keynes, de Polanyi, de Mauss et de bien d’autres, ainsi que des réflexions épistémologiques ?
La troisième condition serait de compléter le pluralisme théorique par un pluralisme disciplinaire. Les sociétés sont un tout, la prétendue science économique ne peut à elle seule en faire l’analyse. L’apport et le croisement de toutes les sciences sociales sont indispensables : sociologie, histoire, philosophie des sciences, etc. Surtout, la discipline économique doit cesser d’imposer son approche, en termes de calcul coûts/avantages, à tous les actes de la vie humaine. Les rapports sociaux et la gestion de la nature ne sont pas une affaire d’équations et de calculs probabilistes lorsque l’incertitude règne.
Pluralisme théorique et pluralisme disciplinaire sont au cœur de la demande formulée par l’Afep de créer une section de sciences sociales au sein du Conseil national des universités chargé de recruter les jeunes enseignants-chercheurs. Il est gravissime, pour la science et pour la démocratie que, depuis une génération, le recrutement ait été quasi monopolisé sur la base de la conformité au modèle dominant. La vacuité théorique, heuristique et pédagogique de celui-ci est patente. L’enseignement de l’économie doit trouver une nouvelle respiration pendant que les sociétés desserrent l’étau de la rentabilité à tout prix. L’intérêt général y gagnera.

(1) le 05/04/2013

4 avril 2013