— Par l’association Les Vélos Marin Martinique —
Ce texte est le deuxième volet d’un article en quatre parties. Première parti: ici .
C’est une tentative de compréhension, une analyse, mais aussi un appel à faire évoluer le rapport de force actuel. Le vélo, dans sa forme populaire, ne pourra avancer qu’à condition d’être pensé comme un bien commun, et reconnu dans sa dimension culturelle, sociale et immatérielle.
Face à cet oubli et à l’instrumentalisation dont il est souvent l’objet, nous plaidons pour une reconnaissance du vélo populaire comme faisant partie du Patrimoine Culturel Immatériel (PCI), au sens de l’UNESCO, un ensemble de savoirs, de gestes, de pratiques et de relations qui méritent d’être protégés, transmis et valorisés.
Une culture fragilisée par des dynamiques contemporaines :
ce n’est plus le vélo qui libère, mais le mode de vie qui l’absorbe
Loin d’être un simple moyen de transport, le vélo populaire porte en lui une culture fragile, toujours menacée. À mesure que la société le marginalise, le récupère ou le dénature, c’est une manière d’habiter le monde qui s’efface. Ce deuxième volet explore les dynamiques contemporaines qui absorbent le vélo au lieu de l’émanciper.
Le vélo populaire : entre marginalisation et résistance sociale
Partout, et pas seulement en Martinique, le vélo populaire est mis à mal par les dynamiques culturelles contemporaines. Le regard bienveillant s’efface peu à peu. Dans les médias, des émissions tronquent la réalité des cyclistes, des articles déforment leurs expériences, et des débats réduisent le vélo à une simple lubie urbaine. Des situations sont interprétées de manière biaisée, parfois volontairement caricaturées, et cela à tous les niveaux, journalistes, universitaires, spécialistes, responsables politiques… et, plus troublant encore, certains cyclistes eux-mêmes.
Sur les réseaux sociaux, le phénomène est encore plus visible. Les commentaires révèlent un climat lourd où le cycliste devient un gêneur, un obstacle, parfois même une cible. Dans l’espace public, les agressions contre les cyclistes se multiplient. Mais cette violence dépasse le seul cadre physique : elle est aussi symbolique. Elle traduit une résistance profonde à l’idée qu’un autre rapport au monde, plus lent, plus sobre, plus incarné, puisse exister. Ce phénomène n’est pas encore généralisé, mais les signes sont clairs, il s’opère quelque chose de destructeur, une incapacité culturelle à accueillir la diversité des manières d’habiter le monde. À cette hostilité s’ajoute une marchandisation qui fragilise encore le vélo populaire. Autrefois simple et accessible, il devient, soit un objet cher et complexe à réparer, hors de portée des classes populaires, soit un produit jetable. Même des concepts a priori positifs, comme le “vélotaf”, repris sans réflexion critique, sont absorbés par la logique de performance et de productivité. Le “vélotaf” avait pourtant ouvert une brèche. Mais cet espace s’est refermé. Dans les faits, il ne libère pas, il ne fait qu’adapter le vélo aux modes de vie existants, façonnés par la vitesse, la productivité et l’utilitarisme. Alors qu’en réalité, c ’est l’inverse qui devrait se produire, nos modes de vie devraient s’adapter un peu plus au vélo pour qu’une véritable transformation sociétale puisse émerger.
Quand les institutions aggravent la situation
En Martinique, la situation est préoccupante. Le vélo n’a même plus besoin d’être réprimé par une autorité officielle, même si cela arrive encore, (ici, dans la ville du Marin, notre association en a été victime et témoin). Mais oui ,une partie de la population s’en charge elle-même.
Certains s’indignent que des vélos « prennent de la place » dans les parties communes. Pour beaucoup, il semble parfaitement naturel qu’ils soient interdits jusque sous les escaliers d’immeubles. Plus encore, on entend assez facilement des personnes proférer des critiques ou sont scandalisés à l’idée que des enfants fassent du vélo autour de notre cité HLM, pourtant l’un des derniers endroits sûrs pour eux. Ce parking privé est devenu, malgré lui, un des rares refuges où les jeunes peuvent encore pratiquer le vélo. Un basculement s’est produit, c’est indéniable. Aller à vélo au collège ou au lycée est, dans les faits, proscrit dans de nombreux établissements. Ce rejet social fonctionne comme une norme implicite. Il rend la pratique du vélo ringarde, voire honteuse, pour une grande partie de la jeunesse. Le phénomène témoigne d’un changement de mentalité : l’exclusion du vélo n’est plus imposée de l’extérieur, elle est désormais intériorisée, banalisée. On le perçoit très clairement à travers les réseaux sociaux. Il suffit de lire les commentaires sous n’importe quelle publication un tant soit peu polémique à propos du vélo. Une fracture se dessine, presque caricaturale : d’un côté, une ignorance brutale, moqueuse, débridée, souvent méprisante, de l’autre, des voix plus nuancées qui tentent d’expliquer, de résister, ou simplement d’appeler à un peu de bon sens. Ce contraste révèle un clivage culturel plus profond, où le vélo devient un point de tension entre classes sociales, entre visions du monde, entre modèles de vie, et croyances individuelles.
Il serait utile de mener un véritable travail à partir de ces traces numériques : recenser les commentaires, analyser les interactions, les affects, les jugements, les réflexes d’exclusion ou de réhabilitation. Cela permettrait de mieux comprendre les représentations sociales du vélo, et les résistances qu’il suscite. Un chantier est ouvert. Une enquête est à mener. Ou au moins d’aller constater ce qu’il s’y joue.
Face à cela, les institutions pourraient jouer un rôle d’équilibre, de sagesse, de protection éthique. Elles pourraient être garantes d’un rapport mesuré et juste au vélo populaire. Mais ce n’est pas ce qui se produit. Au contraire, elles profitent souvent de cette situation pour imposer des politiques qui accentuent encore la marginalisation du vélo. Ce phénomène, bien visible ici en Martinique, est sans doute à l’œuvre ailleurs dans le monde.
Ici, le vélo populaire est oublié, rejeté, parfois même réprimé dans l’indifférence générale. Nous avons vécu ce rapport de force qui réduit le vélo au silence et l’empêche d’exister pleinement comme outil d’émancipation. Le vélo ne trouve pas sa place. L’objet, et l’imaginaire qu’il transporte, garde une certaine attractivité : il continue d’être acheté, consommé. Mais pour beaucoup, il reste associé au passé. Un objet sans valeur d’usage durable, condamné à finir reléguer dans un garage ou abandonné au bord des routes et dans les déchetteries. Le vélo qui survit ici est rare. C’est celui des athlètes qui, par leur courage, suscitent l’admiration en affrontant des routes vraiment dangereuses. Ou celui de la consommation, un vélo neuf mais éphémère, qui, souvent, dès la première panne, est abandonné.
En France, la situation semble meilleure à première vue. Le vélo paraît s’adapter : vélotaf, vélo cargo, vélo électrique… Mais cette adaptation n’est pas une renaissance. Elle s’apparente plutôt à une assimilation. Le vélo est absorbé et intégré dans des logiques de productivité : trajets pressés, livraisons, optimisation des déplacements. Ce qu’il aurait dû questionner, il le sert désormais. Le remplace-t-on simplement à la voiture ? Et si c’est le cas, n’est-ce pas souvent pour aller encore plus vite, pour encore moins cher ?
En Martinique, le vélo populaire ne peut même pas suivre cet “exemple” : il est rejeté sans détour. En France, il est toléré, mais à condition de se plier aux exigences d’un système qui l’avait marginalisé. Dans les deux cas, une même logique de négation opère : celle de l’essence même du vélo populaire.
Partout, il manque cet espace bienveillant qui aurait permis au vélo de redevenir une base pour imaginer d’autres façons d’habiter le monde. Aujourd’hui, le vélo n’est plus seulement un outil ni une pratique : il devient peu à peu un champ de tension culturelle, alors qu’il aurait pu rester un espace commun, fédérateur. Face à une situation qui devient de plus en plus artificielle et hypocrite aux yeux de ceux qui perçoivent ce qui est en jeu autour du vélo, il est essentiel de privilégier une stratégie basée sur le rationnel. Beaucoup partagent cette vision, mais n’osent pas l’exprimer, peut-être par peur de ne pas être compris. Il est peut-être temps d’injecter dans ce “spectacle” un peu de sincérité. Face à cette dissonance grandissante entre ce que le vélo pourrait incarner et ce qu’il devient, il est urgent de retrouver un espace de dialogue sincère. Repenser collectivement sa place, en dehors des logiques marchandes ou purement utilitaires, pourrait redonner au vélo son potentiel d’émancipation.
Les Vélos Marin Martinique le 27/07/2025
À suivre… Prochain chapitre : 3 «Protéger le vélo populaire»