Le travail au noir casse le mythe du modèle social français

— Par Florence Weber, sociologue, École normale supérieure (ENS) —

Aujourd’hui presque 7 millions de personnes sont tenues à l’écart des protect ions statutaires liées à l’emploi (droits au chômage, à la retraite, à la formation continue). Elles sont exclues du modèle social du pays. Pour survivre, certaines n’ont d’autre choix que de recourir au travail au noir. Comment en est-on arrivé là ?

« Chez nous, l’éducation, la santé, la sécurité, la justice sont accessibles à tous indépendamment de la situation et de la fortune. Les difficultés de la vie, comme le chômage, peuvent être surmontées, grâce à l’effort partagé par tous. »

Les mots du Président Macron, mis en ligne dimanche soir via sa « lettre aux Français » semblent bien loin de la réalité.

Aujourd’hui en France, près de sept millions de personnes sont d’une façon ou d’une autre à l’écart des protections statutaires liées à l’emploi (droits au chômage, à la retraite, à la formation continue), transformant en leurre l’universalité du système français de protection sociale.

Parmi ces personnes, 1,6 million souhaitent travailler davantage : ce sont plus souvent des femmes, des jeunes et des employés non qualifiés. Les dernières données de l’Insee recensent également 1,6 million d’inactifs, constituant le « halo autour du chômage » (un phénomène qui a augmenté continûment de 2008 à 2017 et qui touche massivement les DOM).

On compte par ailleurs, 3,4 millions d’emplois précaires en 2015, après une augmentation massive dans les années 1990 et, malgré les efforts déployés par les agences gouvernementales, les protections liées à l’emploi y sont inexistantes.

Enfin, les politiques relativement généreuses en direction des chômeurs de courte durée, des malades de longue durée, des « exclus » (minima sociaux) et des personnes handicapées (prestations sociales et lutte contre la discrimination) s’effectuent dans un climat de suspicion qui explique pour une part l’accroissement du « non recours » aux prestations sociales, une autre part étant liée à l’inaccessibilité de l’information. Aujourd’hui un tiers des bénéficiaires potentiels ne touche pas les aides auxquelles ils ont droit.

Une lente érosion

Il est impossible d’évaluer la part de ces presque 7 millions de personnes tenues à l’écart du modèle social français qui survit grâce au travail au noir, pour éviter la mendicité et la petite délinquance (cambriolages et vols sans violences physiques ni menaces), en forte hausse en 2017.

Comment en est-on arrivé là ?

La disparition des protections statutaires pour une partie de la société française tandis qu’une autre partie se raidissait dans la défense de ses « acquis sociaux » est un lent processus qui remonte à la fin des années 1970.

C’est un phénomène à la fois bien documenté et jamais pris en compte de front par les syndicats et les pouvoirs publics, les premiers parce qu’ils se sont résolus – souvent à contre-cœur – à ne défendre que les travailleurs pas encore touchés par le démantèlement de la protection sociale, les seconds parce qu’ils se sont épuisés depuis les années 1990 à réinventer l’aide aux pauvres avec le RMI puis le RSA sans repenser les bases mêmes du système, ou au contraire à lutter contre les pauvres.

Des Trente glorieuses marquées par les inégalités

De 1945 à 1975, les Trente glorieuses avaient été marquées par de fortes inégalités entre les générations (les plus âgées n’avaient pas droit à la retraite, n’ayant pas suffisamment cotisé) et les secteurs d’activité : l’agriculture, le petit commerce et l’artisanat étaient pénalisés par rapport à la fonction publique et à l’industrie.

Ces inégalités étaient rendues supportables par une hausse généralisée du niveau de vie et par une ascension sociale des enfants par rapport à leurs parents. Les jeunes générations qui ont eu 20 ans entre 1960 et 1980, de tous milieux sociaux et sur tout le territoire national, ont grandi dans un système de protection sociale rapidement considéré comme acquis, lié à l’extension de la société salariale et de l’État providence.

L’émergence des nouveaux pauvres

Dans les années 1980, la « société salariale », devenue la référence pour les professions d’indépendants, d’ailleurs déclinantes, qui avaient fait les frais de la mutation précédente, ne laissait de côté qu’une frange peu nombreuse de « marginaux ».

C’est l’époque où la lutte contre la pauvreté cible d’abord le « quart-monde », un univers qui semble complètement à part, se reproduisant sans lien avec la société globale. Pourtant, dès les années 1970, l’apparition de « nouveaux pauvres » – des individus qui n’ont pas grandi dans la pauvreté et sont laissés pour compte des évolutions économiques – bien qu’elle ne fasse jamais irruption dans le débat public, alimente la crainte de la déchéance dans les classes populaires salariées.

Cette crainte de la déchéance entretient deux formes de jalousie horizontale, celle qui oppose les ouvriers ingénieux à leurs voisins artisans qui craignent la concurrence, celle qui oppose les ouvriers fiers de leurs savoir-faire à leurs voisins vivant de l’aide sociale ou de petits larcins…

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