Le tambour dans la peau

Une voix, du rythme et beaucoup d’énergie : les ingrédients du bèlè sont simples. Longtemps méprisée, cette musique héritée des esclaves martiniquais reprend vie. Enfin.

Avec son tambour, il fait corps, il le chevauche, un pied à l’air, l’autre chaussé de cuir. Ce talon nu est ­essentiel à son jeu. Il glisse sur la peau de chèvre tendue pour en moduler les sonorités, tandis que les mains tambourinent frénétiquement. Par sa frappe précise, en rafales subites, en syncopes acrobatiques, Félix ­Casérus, 74 ans, un petit air de Paul Meurisse mâtiné de Cary Grant, ­dirige le pas des danseurs qui tournoient et sautillent, jambes écartées, buste en avant. Le bèlè (le « bel air »), revigorant chant au tambour martiniquais hérité du temps de l’esclavage, allie la jubilation des rythmes à la mélancolie des voix éraillées. Une musique qui soigne les plaies de l’âme et donne de l’énergie.

Aux côtés de Félix Casérus officie une flopée de papys descendus de leurs mornes (l’arrière-pays montagneux), grâce à Audrey Lordinot, 31 ans, efficace directrice de la Maison du bèlè. Un énième avatar du Buena Vista Social Club ? Peut-être. Sauf que Les Maîtres du bèlè perpétuent l’âpreté du tambour d’avant les métissages urbains. Tous sont des Samaritains, des habitants de la commune de Sainte-Marie, dans le nord-est rural de l’île. Félix est ébéniste et charpentier (il organise aussi des combats de coqs), ses compères sont pour la plupart paysans. Peu d’entre eux savent lire et écrire, mais ils n’ont pas leur pareil pour manier la poésie métaphorique et persifleuse du créole. Dans leurs chants, il est question de maris trompés et de contremaîtres ridicules. Au détour de leurs conversations, les vannes et les piques fusent, les rires éclatent en cascade.

En cette douce soirée, ces élégants en feutres et chemises fraîchement repassées tiennent leur revanche sur les humiliations subies. Car le public, massé sur la grande place pavée de Saint-Pierre, leur fait une fête. Or l’ancienne capitale économique et culturelle de l’île, surnommée « le petit Paris des Antilles », fut le haut lieu des danses métisses de salon « p’tit doigt en l’air », biguine, mazurka, valse… Et ici plus qu’ailleurs, le tambour des rudes paysans des mornes fut qualifié avec un souverain mépris de mizik a vié nèg (« musique de vieux nègres »).

« Chez nous, les classes moyennes ont toujours tenu à se démarquer de leurs origines africaines, explique Edmond Mondésir, prof de philo, militant indépendantiste, pionnier de la modernisation du bèlè au sein du groupe Bèlènou et président de la commission culturelle au Conseil régional de Martinique. Encore aujourd’hui, mon père rejette viscéralement cette musique “rétrograde, de buveurs de rhum en haillons, à l’haleine puante”. Pour lui, ce n’est que du bruit. » Cette « haine de soi » remonte au temps de l’esclavage, quand les missionnaires diabolisaient ce qui pour eux relevait de l’idolâtrie et de la sorcellerie. Les grands propriétaires des plantations de canne à sucre essayeront aussi d’interdire le tambour, mais après avoir constaté une baisse de productivité des esclaves, ils organiseront eux-mêmes les réjouissances pour leur donner du cœur à l’ouvrage. « Il est facile dans ce pays de […] venir à bout d’une émeute, écrit un gouverneur du temps de Napoléon Bonaparte (1). Il suffit d’avoir sous la main quelques musiciens. On leur ordonne de jouer un air de danse […]. Aussitôt […], on voit les colères tomber, les visages s’épanouir, les jupes se relever, les bras s’arrondir au-dessus des têtes […]. Aucune émeute n’y résiste. »

Démonstration de Bèlé

Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, les chants au tambour jouent un rôle déterminant lors des kout min (« coups de main »), rythmant la construction des maisons et les travaux des champs. Puis vient le temps de l’exode rural et de l’exil en métropole avec, dans son sillage, la tentation folklorique qui théâtralise, commercialise et adapte au regard extérieur. Parallèlement, l’affirmation de l’identité nègre prônée par Aimé Césaire conduit les intellectuels à s’intéresser au bèlè des origines. Souvent cataloguée « indépendantiste », la première vague de militants de cette musique fut avant tout composée d’« antidoudouistes » convaincus. « Nous cherchions, dit Edmond Mondésir, une identité au-delà des étiquettes “piment, plages et cocotiers” et des rengaines du genre “donne-moi un ti bo doudou” ou “adieu foulard, adieu madras”… Il nous est même arrivé d’être intégristes au point de refuser de monter sur scène pour tenter de préserver l’ambiance des swarès bèlè (“soirées bèlè”), où tous les participants sont des aficionados qui chantent et dansent, tout en buvant un coup de rhum. »

Dès les années 80, la très active association AM4 a largement contribué au renouveau du bèlè en créant des écoles dont le succès va crescendo. Financée depuis 2003 par la mairie de Sainte-Marie, la Maison du bèlè est le nouvel ancrage de cette longue marche vers la réha­bilitation des musiques au tam­bour. Des cours pour adultes et enfants y sont assurés tout au long de l’année, mais sa directrice, Audrey Lordinot, ouvre aussi les portes au ­spectacle. Outre le parrainage des Maîtres du bèlè qu’elle dirige artistiquement, elle organise le festival Bèlè Mundo qui, en avril dernier, a sillonné la Martinique avec des pointures world internationales (Les Tambours de Brazza, Orquesta Aragón, Juan Carlos ­Caceres, Soft) et des groupes de bèlè moderne.

Très active localement, la nouvelle scène hip-hop, ragga et dance-hall commence à s’intéresser aux métissages avec le tambour ancestral – qui jusqu’ici s’enlisaient dans des fusions jazzy un brin doucereuses. Les dance-floors n’ont certes pas encore adopté les figures en quadrille du bèlè également nommées « hautetailles » (en référence aux robes à taille haute du temps de Joséphine). Mais les gesticulations du hip-hop commencent déjà à tricoter les cousinages avec le ­damier, la lutte dansée qui ouvre les swarès bèlè. « Le dance-hall a de très fortes racines caribéennes, explique le musicologue Jean-Baptiste Etienne. Après tout, la Jamaïque, c’est la porte à côté. Mais toutes les innovations restent possibles. Au fond, qu’est-ce qui nous empêche de faire du bèlè sans tambour ? »

Le grand maître Félix Casérus, qui vénère son instrument comme une divinité, serait sans doute choqué. Mais il en a vu d’autres puisque les femmes, autrefois cantonnées dans les chœurs et la danse, se mettent au chant solo et au tambour. Et puis ces musiques « du diable » commencent à faire leur entrée non seulement à l’église, mais aussi dans les boîtes de nuit où le zouk est en perte de vitesse (le compas haïtien, moins débilitant musicalement, ­reprend actuellement le dessus). Surtout, le bèlè est aujourd’hui ­accueilli dans les écoles publiques. Mieux, une option bèlè est désormais prévue au baccalauréat .

Eliane Azoulay
(1) Cité, p. 88, par Jacqueline Rosemain dans La Musique dans la société antillaise 1635-1902, éd. L’Harmattan.A VOIR
Concerts : Les Maîtres du bèlè invitent Dédé Saint-Prix, le 21 juillet, New Morning, Paris ; le 16 février 2008, Cité de la musique, Paris.A ECOUTER
Albums : Les Maîtres du bèlè, 1 CD Buda/Socadisc, 3F ; Mélanj, Dédé Saint-Prix, 1 CD Buda/Socadisc, 1F ; Trans’bèlè, Xtrem’Jam, 1 CD Electribean Records, 2F ; Bèlè Boum Bap, 1 CD Hibiscus Records, 2F.
Télérama n° 3002 – 28 Juillet 2007